Modifié

"Seaspiracy", documentaire militant jouant avec la rhétorique complotiste

"Seaspiracy" figure dans le top 10 des films les plus regardés sur Netflix. [Netflix]
Seaspiracy, documentaire militant qui frôle le complotisme / Vertigo / 6 min. / le 13 avril 2021
Le documentaire choc de Netflix, "Seaspiracy", montre des images insoutenables de l'influence destructrice de la pêche industrielle sur les écosystèmes de nos mers et océans. Les enjeux sont réels, mais le film adopte une démarche militante qui frôle le complotisme.

Il est dans le top 10 des films les plus regardés de la plateforme Netflix dans près de trente pays. Des stars comme Rock Stewart, Kim Kardashian ou Chris Froome exhortent leurs fans à regarder "Seaspiracy", le film choc qui révèle la face cachée de la surpêche avec des chiffres consternants et des statistiques troublantes.

Le jeune cinéaste britannique Ali Tabrizi, qui est aussi le narrateur du film, part en croisade contre cette industrie qui pollue nos mers et tue des baleines, des dauphins. Il nous montre des images de saumons dévorés vivants par des poux de mer dans des fermes piscicoles en Écosse, il dénonce de terribles pratiques de travail forcé pour pêcher des crevettes en Thaïlande. Il filme les massacres de dauphins aux îles Féroé.

Alors, comment stopper tout cela? Pour le réalisateur il n'y a qu'une seule issue: diminuer ou arrêter carrément de manger du poisson.

Vague de critiques

Certains intervenants et intervenantes estiment que leurs propos ont été déformés ou sortis de leur contexte. Quant aux experts et les ONG interrogées dans le film, ils et elles dénoncent des inexactitudes et des chiffres erronés, confirmés par ailleurs par des fact checking réalisés par The Guardian ou la BBC.

Ce qui est surtout controversé, c’est le dispositif narratif: le réalisateur se met en scène comme s’il faisait des révélations ultimes, comme si personne avant lui n’avait jamais parlé ou traité de ces sujets.

Un des moments forts du films est une séquence à Taiji, au Japon, où le réalisateur souhaite filmer une chasse aux dauphins.

Ce que le réalisateur britannique ne dit pas dans son film c’est que cette région du Japon a déjà fait l’objet du documentaire "The Cove, la baie de la honte", réalisé par Louie Psihoyos, qui a reçu le Oscar du meilleur documentaire en 2010.

Ce documentaire a été filmé secrètement avec des microphones sous-marins et des caméras camouflées pour tromper la vigilance de la police et des habitants de la baie qui tous veulent que le secret soit bien gardé. Et pour protéger les pêcheurs qui pratiquent la chasse aux dauphins pour les vendre aux aquariums et parcs aquatiques à travers le monde.

Documentaire complotiste ?

Pour Sylvain Delouvée, maître de conférences en psychologie sociale à l’Université de Rennes, "Seaspiracy" n’est pas un film conspirationniste. "Je ne pense pas qu'on puisse qualifier `Seaspiracy` de documentaire complotiste ou conspirationniste au même titre que le récent 'Hold-up'. Il faut voir ce documentaire comme un acte militant, c'est-à-dire qu'il veut défendre une cause et un militant ou une militante, on le sait, n'est pas forcément toujours totalement objectif", explique-t-il à la RTS.

>> Lire aussi : "Hold-up", documentaire au service de thèses complotistes sur le Covid

Selon ce spécialiste des croyances collectives, des rumeurs et des théories du complot, la dimension militante du documentaire pousse le réalisateur à sélectionner parfois certaines informations pour faire avancer sa cause.

"Ce n'est pas ici à proprement parler du complotisme, mais on frôle pourtant le complotisme quand il est fait allusion à une entente entre certaines ONG et certains financeurs, en expliquant que certaines ONG ne défendraient pas véritablement l'écologie qu'elles sont censées défendre. C'est là que l'on est vraiment sur la limite du fil", estime Sylvain Delouvée.

Prise de conscience 

Suite à la diffusion du film sur Netflix, beaucoup de téléspectateurs et téléspectatrices ont partagé sur les réseaux sociaux leur engagement de ne plus manger de poisson. Comme s'il suffisait d’un documentaire pour changer nos habitudes alimentaires.

>> A écouter aussi: le débat de Forum sur la pêche industrielle :

Débat entre Vera Weber, présidente de la fondation Franz Weber, Valérie Wyssbrod, chercheuse à l'Université de Lausanne et spécialiste du droit de la mer et de l'environnement, Philippe Ligron, chroniqueur et responsable food experience à l'alimentarium de Vevey. [RTS]RTS
Le débat - Pêche industrielle, le fléau des océans? / Forum / 21 min. / le 13 avril 2021

Pour Sylvain Delouvée, ce n'est pas ce documentaire qui va nous influencer directement et nous faire arrêter d'acheter du poisson. "Ce documentaire, je l'inscris beaucoup plus dans deux mouvements transversaux: il y a d'une part, le questionnement écologiste actuel, qui est extrêmement bien, et, d'autre part, une méfiance, et non pas une défiance, vis-à-vis des institutions", explique l'expert français.

La défiance se retrouve exacerbée dans le complotisme, mais dans "Seaspiracy" on la retrouve à un niveau moindre. "Le réalisateur nous dit que les ONG, les gouvernements, personne n'y peut rien, que tout le monde est plus ou moins corrompus et que la seule manière de faire changer les choses, c'est le comportement individuel", rajoute-t-il.

C'est une forme d'individualisme très fort. Autrement dit, ce n'est pas en se battant ensemble qu'on arrivera à faire changer les choses, ce n'est pas parce que les gouvernements feront des lois, non, c'est parce que vous, personnellement, vous allez arrêter de manger du poisson.

Sylvain Delouvée, maître de conférences en psychologie sociale

Malgré un ton sensationnaliste, et une approche peu fiable d'un point de vue scientifique, le documentaire a le mérite d'avoir suscité une discussion mondiale sur les enjeux dramatiques de la pêche industrielle.

Miruna Coca-Cozma

Publié Modifié