Publié

Cinecittà, du rêve fasciste de Mussolini à la "Dolce Vita" de Fellini

Cinecittà - De Mussolini à la Dolce Vita.
Cinecittà - De Mussolini à la Dolce Vita
En 1937, Cinecittà a été pensé comme une arme de propagande fasciste. Depuis la fin de la guerre, les studios romains accompagnent la transformation d’une Italie qui se modernise et défie Hollywood. "Histoire vivante" sur La 1ère et un documentaire sur la RTS racontent.

A l'origine, Cinecittà (la cité du cinéma) est conçue comme une machine de guerre, une pièce maîtresse dans la propagande fasciste. Le projet doit servir l'ambition de Mussolini qui a compris la puissance des images. D'ailleurs depuis son arrivée au pouvoir en 1922, l'homme fort de l'Italie ne cesse de se mettre en scène dans des films d'actualité, où il tient le rôle d'un chef jeune et moderne.

Grâce à cette autocélébration, le Duce a réussi à rallier la population à sa cause. Mais il lui en faut plus. Une vraie cité du cinéma permettrait d'affirmer l'Italie comme une grande puissance industrielle au yeux du monde et de rivaliser avec Hollywood. C'est ce que montre le passionnant documentaire d'Emmanuelle Nobécourt, "Cinecittà - de Mussolini à la Dolce Vita", à découvrir sur Play RTS.

>> A écouter, l'interview dans "Histoire vivante" de la réalisatrice Emmanuelle Nobécourt :

Cinecittà - De Mussolini à la Dolce Vita
Cinecittà, histoire du cinéma italien (5/5) / Histoire Vivante / 30 min. / le 14 mai 2021

Chantier monumental

Le chantier de Cinecittà commence en février 1936. Il est achevé en quinze mois, un record pour une cité qui s'étale sur 600'000 m2 et qui comprend 73 bâtiments, dont quatorze plateaux de tournage, 75 kilomètres de rues, plusieurs hectares de jardins, deux grandes piscines pour les prises de vue maritimes, des restaurants, des hôtels et plusieurs laboratoires techniques de haut vol.

Mussolini inaugure Cinecitta qui devait être l'outil majeur de sa propagande. [Leemage via AFP - Farabola]
Mussolini inaugure Cinecitta qui devait être l'outil majeur de sa propagande. [Leemage via AFP - Farabola]

Pour rappeler la grandeur passée de l'empire romain, le premier film sorti des studios est un peplum à la gloire de "Scipion l'Africain", de Carmine Gallone. Il comprend 10'000 figurants, 2000 cavaliers et 30 éléphants dans des décors monumentaux. La propagande frappe fort. Le film reflète les prétentions coloniales de Mussolini qui s'identifie au général romain. Comme Scipion s'est emparé de Carthage, le Duce vient d'envahir l'Ethiopie. Mais aussi spectaculaire soit-il, le film est un échec. Les Italiens préfèrent les films d'évasion, et surtout les productions américaines qui les font rêver.

Rejet des Etats-Unis

Les Etats-Unis justement... Malgré la visite admirative du fils aîné du Duce à Hollywood pour signer des contrats de coproduction, l'Amérique refuse de traiter avec un pays qui vient de promulguer des lois racistes et qui s'apprête à sceller un pacte avec Hitler. Humilié par ce rejet, le pouvoir italien riposte par le contrôle exclusif de l'importation des films étrangers, une mesure qui barre la route au cinéma hollywoodien et aux films contraires à l'idéologie fasciste. L'objectif? Mettre sur orbite la production indigène.

L'Italie parle alors une trentaine de langues

En un an, Cinecittà tourne une cinquantaine de films et produit à la chaîne des comédies à l'eau de rose, servis par d'excellents acteurs et une technique irréprochable. Dans ces films, un objet est systématiquement valorisé: le téléphone, emblème de la modernité des classes moyennes italiennes auxquelles s'adressent ces films.

Mais les classes moyennes représentées par Cinecitta ne correspondent pas du tout à la réalité. En Italie, à l'époque, on parlait 30 langues différentes du nord au sud et on ne se comprenait pas toujours. Le cinéma remplit cette fonction d'homologation et le régime interdit l'usage du dialecte sur grand écran.

Caterina d'Amico, auteure et productrice.

Le cinéma est alors sous haute surveillance. Certains thèmes sont totalement proscrits: les conflits de classe, la pauvreté, le chômage, l'adultère, le suicide, la délinquance, la prostitution.

Déclaration de guerre

Fort de sa popularité, Mussolini annonce son entrée dans la Seconde Guerre mondiale le 10 juillet 1940. Il promet une guerre rapide pour pouvoir s'asseoir à la table des vainqueurs. Le gouvernement a plus que jamais besoin de Cinecittà pour entretenir l'illusion d'une armée italienne héroïque et invaincue alors qu'en réalité elle est sous-équipée et mal préparée.

Les Italiens, enfermés depuis dix-huit ans dans leur Botte, en prennent conscience après la victoire soviétique à Stalingrad, en février 1943. Quelque 230'000 soldats italiens entament alors une retraite dantesque, faisant 85'000 morts et plusieurs milliers de prisonniers dans les camps soviétiques.

>> A écouter, les films qui ont marqué l'histoire du cinéma italien par le critique René Marx :

Le réalisateur italien Federico Fellini en 1965.
Cinecittà, histoire du cinéma italien (4/5) / Histoire Vivante / 29 min. / le 13 mai 2021

Le régime est prêt à s'écrouler quand les Alliés débarquent en Sicile en juillet 1943 et larguent 1000 tonnes de bombes sur Rome le 19 juillet. Cinq jours plus tard, le Duce est assigné à résidence. Cinecittà, bombardée en août, est laissée aux pillards. Cela pourrait signer la fin du cinéma italien mais un film, tourné en décors naturels, redonne espoir: "Ossessione" de Visconti (1943). "Je veux montrer la vérité de la vie", dit le jeune cinéaste qui fut l'assistant de Jean Renoir. Sorti en salles et aussitôt retiré, le film marque un tournant esthétique majeur et jette les bases du néo-réalisme italien.

Mais l'Italie va encore connaître un épisode sanglant. L'amnistie signée par le roi d'Italie, loin de calmer les esprit, va semer le chaos. La population est prise en étau entre les Alliés et les Allemands qui, après avoir fait libérer Mussolini, envahissent l'Italie et traquent sans relâche les résistants et les communistes, déclenchant ainsi une guerre fratricide qui s'arrêtera avec l'exécution de Mussolini à Milan.

Après 23 ans de régime autoritaire et cinq ans de guerre, l'Italie est dévastée. Son réveil est douloureux. Allait-on la punir comme on a puni l'Allemagne? Et quelle place peut-elle avoir dans le monde de l'après-guerre?

Marc Lazar, historien

Le chemin de la rédemption passe par le cinéma et un film en particulier, "Rome, ville ouverte", de Roberto Rossellini, tourné dans la rue, avec des moyens de fortune. Le film raconte la lutte antifasciste dans la capitale occupée par les nazis. En témoignant du sacrifice des résistants, le film fait basculer l'Italie du camp des bourreaux à celui des victimes. Une scène en particulier reste gravée à jamais dans les esprits, celle où Anna Magnini se fait exécuter en pleine rue alors qu'elle court derrière le camion qui emporte son amant.

Le néo-réalisme est né. Rossellini, Giuseppe De Santis, Vittorio De Sicca vont braquer leur caméra dans les plaies de l'Italie. Ils filment les orphelins de guerre, le peuple qui souffre, le labeur harassant des pêcheurs siciliens ou l'exploitation des ouvrières dans les rizières. Ils filment dans la chair de l'histoire, loin de Cinecittà qui, depuis la Libération, a été transformé en un centre de réfugiés provenant de toute l'Italie.

La peur du communisme

Devenue une République en 1946, l'Italie adhère au plan Marshall qui lui permet de bénéficier de 100 millions de dollars à condition de renoncer à toute collaboration avec l'Union soviétique. Dans le nouveau contexte de la guerre froide, l'Italie est un enjeu stratégique, le pays est proche du bloc soviétique avec sa frontière avec la Yougoslavie et le Parti communiste italien est très puissant.

Effrayée à l'idée que l'Italie puisse sortir du bloc occidental, l'Amérique investit culturellement l'Italie. D'abord en inondant la Botte des productions interdites sous le fascisme - c'est ainsi que les Italiens découvrent "Autant en emporte le vent" dix ans après sa sortie. Ensuite, en tournant leurs films, en particulier les grosses productions, à Cinecittà dès le début des années 1950. Les studios romains offrent un coût moindre qu'Hollywood, d'excellentes infrastructures et une main-d'oeuvre hyperqualifiée.

>> A écouter, Jean Gili, historien et spécialiste du cinéma italien, qui a dirigé les trois volumes de "L'Italie au miroir de son cinéma" :

Photo tirée du film néoraliste "Rome, ville ouverte" (Roma città aperta), réalisé par Roberto Rossellini et sorti en 1945. Le film raconte l'histoire de l'ingénieur Manfredi, chef d'un réseau de résistance communiste traqué par la Gestapo en 1944.
Cinecittà, histoire du cinéma italien (2/5) / Histoire Vivante / 28 min. / le 11 mai 2021

Nouvelle censure

Et le néo-réalisme? La démocratie chrétienne qui domine l'Italie, soutenue par le pape Pie 12 qui consacre deux encycliques à ce que devrait être un film idéal, commence elle aussi à censurer ces films qui ne montrent que les mauvais côtés de l'Italie. Voué à disparaître, le néo-réalisme reste pourtant la matrice du cinéma qui va lui succéder: la comédie rose, très populaire et qui rend toute son effervescence à Cinecittà. Elle sera à l'origine du genre qui va s'imposer, la comédie à l'italienne qui traite des mêmes sujets qui fâchent mais avec humour, autodérision, fantaisie, grotesque parfois, cruauté souvent. A l'image du "Pigeon" de Mario Monicelli.

Le genre, issu également de la commedia dell'arte avec ses personnages typés, fait émerger une génération d'acteurs exceptionnels: de Mastroianni à Gassman, de Sophia Loren à Gina Lollobrigida, d'Ugo Tognazzi à Claudia Cardinale. Alberto Sordi va même camper le rôle de l'Italien moyen, beau parleur, coquet, un peu lâche, débrouillard et tire-au-flanc.

Et vint Fellini

Peplums, westerns italiens, comédies, Cinecittà va vivre son âge d'or dans les années 1960, parallèlement au miracle économique que connaît l'Italie. Un homme va capter cette nouvelle Italie très américanisée. Avec "La Dolce Vita", construit en une succession de petits épisodes, Federico Fellini montre que sous la fête perpétuelle se cache un immense vide existentiel.

Fellini est visionnaire. Il ne raconte pas la réalité mais ce qu'elle allait devenir.

Caterina d'Amico, auteure et productrice.

Pour la première fois, communistes et démocrates chrétiens s'entendent pour demander l'interdiction du film qui obtient néanmoins la Palme d'or à Cannes en 1960. Pour cette Rome qu'il aura éternisée, Fellini a entièrement reconstitué en studio la fameuse via Veneto. A partir de ce film emblématique, le cinéaste deviendra résident quasi permanent de Cinecittà, où il avait son studio de 3000 m2 attitré.

Affranchie de l'idéologie qui l'a conçu, Cinecittà a finalement réalisé sa prophétie: faire rayonner le cinéma italien dans le monde.

Marie-Claude Martin

Publié