"Une Suisse, deux époques", c'est d'abord ce contraste entre les scènes d’archives de la RTS et les images récentes tournées et montées par le journaliste du journal Le Temps, Simon Gabioud. Le présent qui dévoile la suite de l’histoire, celle que l’on ne voit jamais après la diffusion d’un reportage, d’une interview, d’un témoignage.
Les saisonniers genevois
Le documentaire "Bois des frères" par exemple, dévoile des saisonniers parqués en 1980 dans des baraquements en bois, au Lignon, dans le canton de Genève. Leur employeur avait alors le devoir de leur fournir un logement ou, plutôt, un lit. Aujourd'hui, 150 hommes vivent encore sur place, dans ces chambres genevoises de dix mètres carrés au confort rudimentaire. Une parenthèse pour certains, comme cet homme que sa femme vient de quitter et qui loge au Bois des frères le temps que sa vie se stabilise. Ou un choix assumé comme pour ce conducteur de bus, qui assure vouloir rester dans sa petite chambre jusqu'à la retraite.
L'oeil du spectateur ne manquera pas de percevoir que certains objets, comme un sac Migros ou le liquide vaisselle Handy, traversent les époques. "Tout est histoire de contraste", détaille Simon Gabioud. "Ce contraste peut être explicite, par ce que les protagonistes racontent de l'époque, ou il peut être implicite. C'est ce que je voulais transmettre. Le sac ou le liquide vaisselle illustrent que tout change...mais rien ne change. Le statut de saisonnier a été aboli en 2002, mais ces baraquements sont toujours debout depuis soixante ans, faits du même bois et habités à 95% par des étrangers, pour la plupart des ouvriers. Finalement, ce savon vaisselle et ce sac Migros illustrent parfaitement ma démarche."
Deux mois à l'alpage
Cette idée de choc entre le passé et le présent est née en 2019, avec "Paysan du ciel", un film primé au Festival du film alpin des Diablerets l’an dernier. Ce premier documentaire met en lumière le quotidien de Jean-Marc Gabioud, oncle de Simon Gabioud, qui avait fait l'objet d'un reportage de la TSR en 1965. A peine adolescent, Jean-Marc Gabioud passait alors deux mois sur l'alpage, seul, à s'occuper des vaches. Cinquante-six ans plus tard, il continue de monter chaque été à l’alpage d’Emaney, au-dessus des Marécottes.
Une famille de Cambodgiens à Fribourg
Connecter les images de notre histoire aux images de notre actualité, c'est jeter un regard neuf sur les thématiques qui traversent notre continuité médiatique, comme les réfugiés. A la fin des années 1970, ce sont des Cambodgiens qui vont être accueillis en Suisse. Filmée à son arrivée à Zurich en 1979, durement marquée par le génocide et le régime sanguinaire des Khmers rouges, une de ces familles a trouvé refuge à Fribourg, dans le quartier du Schoenberg.
Quarante ans plus tard, Simon Gabioud l'a retrouvée et a récolté le témoignage de différents membres de la tribu, dont le fils, l'harmoniciste Bonny B., figure du blues en Suisse romande, qui signe l'émouvante bande-son qui accompagne le documentaire.
Les footballeuses, cibles de préjugés tenaces
Autre thématique, celle des femmes dans le monde du foot. Même si leur statut a évolué positivement, elles font encore l'objet de nombreux préjugés et remarques hostiles, dénonce la capitaine de l'équipe féminine du FC Pied du Jura.
Pour son documentaire, le journaliste a recueilli également le témoignage de la Valaisanne Madeleine Boll, pionnière du football féminin, interviewée par la TSR en 1970. Exclue de l'équipe junior du FC Sion en 1965 après un match contre l'équipe turque de Galatasaray, on lui avait alors retiré sa licence sous prétexte que le football n'était pas un sport destiné aux femmes. La passion chevillée au corps, Madeleine Bolle fera dès lors tous les dimanches l'aller-retour vers Milan pour jouer avec l'équipe féminine de la région.
L'altérité et le racisme
Enfin, "Qui a peur de l'homme noir" donne à voir des archives du séjour de l'écrivain noir américain James Baldwin à Loèche-les-Bains pendant l'hiver 1951. Certains villageois, qui n'avaient encore jamais vu de personne noire, ne cachent pas leur stupéfaction et les enfants sont à la fois fascinés et apeurés par cet homme si différent d'eux. Septante ans plus tard, relate l'historienne Pamela Ohene-Nyako dans le documentaire, les préjugés et le racisme sont encore hélas bien présents dans notre société occidentale. Et sur fond de cloches de l'église de Loèche, dont la façade n'a pas changé depuis 70 ans, ce sont des images de Noirs chassés et violentés que montre Simon Gabioud.
Propos recueillis par Antoine Droux
Adaptation web: Melissa Härtel