Sa voix profonde, mélodieuse; son regard aux grandes paupières asymétriques, tantôt ironique, tantôt mélancolique; sa fantaisie un peu zinzin; sa générosité; son côté "même pas peur"; son intelligence de jeu, tout ça manque au cinéma français. "La plus grande actrice française", selon Jean-Pierre Marielle qui l'admirait, a été oubliée, éclipsée par sa fin tragique sous les coups de son compagnon. Double peine pour celle qui, entre cinéma, télévision et théâtre, aura construit une carrière d'une rare originalité.
Grâce à Sandrine Dumarais qui lui consacre un beau portrait, Marie Trintignant renaît dans toute sa complexité d'actrice.
Pas une seule allusion au fait divers sordide auquel elle reste associée, pas davantage à sa vie amoureuse, "Marie Trintignant: le choix du jeu" n'évoque que la carrière de la comédienne, les films qu'elle a tournés, les rôles qu'elle a incarnés, ses doutes, ses audaces filmographiques ou théâtrales.
Le documentaire est composé d'interviews de Marie Trintignant, mais aussi des témoignages de réalisateurs et réalisatrices, acteurs et actrices, qui ont travaillé avec elle. Tous ces propos sont commentés par Jean-Louis Trintignant qui porte sur sa fille le regard d'un père, bien sûr, mais aussi d'un professionnel sur une autre professionnelle.
Maman réalisatrice, papa acteur...
Enfant, Marie Trintignant ne comprenait pas que son père joue tandis qu'elle allait à l'école et pourquoi il était payé pour s'amuser alors qu'elle ne touchait pas un centime pour apprendre son livret. Surtout, elle ne voulait pas être la fille de...
A ses parents, elle demandait de ne pas s'habiller en hippie et de venir la chercher en 2CV et non pas en Ferrari - Jean-Louis était aussi coureur automobile - pour être comme tout le monde. "Petite fille, je voulais être vétérinaire puis, après avoir lu `La Dame aux Camélias`, courtisane, jamais comédienne". Pourtant, elle le sera très tôt.
Dès quatre ans, elle est figurante dans les films de sa mère avant d'avoir un texte à jouer dans "Défense de savoir". Elle donne la réplique à son père, avec ses mots à elle. Elle a 11 ans. L'expérience ne la convainc pas, pourtant elle dira oui à Ettore Scola en 1979 pour un petit rôle dans "La Terrasse" avec Marcello Mastroianni.
Sa mère la dissuade de devenir comédienne parce que "toutes les actrices sont malheureuses". Son père au contraire l'encourage parce que "c'est très amusant". Les deux avaient raison: "Je m'amuse mais j'ai longtemps été malheureuse", dira-t-elle. Malheureuse en raison d'une timidité maladive.
...et beau-papa cinéaste
Avec "Série noire", Alain Corneau, le compagnon cinéaste de sa mère, lui offre son premier vrai rôle face à Patrick Dewaere. "Elle joue une nymphette qui s'ignore, d'une féminité singulière, provocante contre son gré, très mélancolique comme si un lien secret était tissé entre elle et Dewaere. Elle est époustouflante", dit la critique de cinéma Guillemette Odicino.
Marie donne tout et sent qu'elle va s'épuiser si elle n'est que sur l'émotion et la sincérité. Elle suit des cours d'art dramatique pour apprendre les bases du métier. Grand bien lui fasse, elle réapparaît en Lucie, la prostituée racée et gouailleuse de "Une affaire de femmes" de Claude Chabrol. Commentaire du papa: "elle est magnifique, je n'ai jamais vu une pute comme elle!".
Chabrol lui offrira plus tard le rôle de "Betty" (1992), une alcoolique en rupture de sa famille bourgeoise qui sème le désordre dans le couple qui la recueille, ce mélange de monstruosité et d'innocence dont raffolait Chabrol. "C'est une des plus grandes performances du cinéma français. Elle y déploie une gamme de nuances invraisemblable", dit Thierry Jousse, critique de cinéma.
Avec Chabrol, Marie Trintignant s'autorise enfin à être actrice. "Qu'est-ce qu'elle est bien dans `Betty`!. Elle aurait été une si grande actrice", relève Jean-Louis Trintignant. Dans le conditionnel employé, il y a toutes les promesses assassinées.
Rassurée par ces deux succès, Marie Trintignant va un pas plus loin avec Michel Deville qui l'a fait tourner nue dans "Nuit d'été en ville", exploration sur 24 heures de la vie d'un couple, du désir à l'ennui. Elle y porte sa nudité comme un habit de scène, sans y prêter attention. Pourtant, elle détestait se déshabiller: "jouer nue me gâche la journée".
La comédie déjantée
C'est avec Pierre Salvadori qu'elle va développer sa fibre comique, laissant libre cours à son imagination. "Elle rajoutait plein de trucs dans les dialogues, et beaucoup d'incongruités. Elle était libre et très inspirante. Aujourd'hui encore, j'écris en pensant à elle", dit le cinéaste, chantre de la comédie dépressive.
Ils tourneront trois films ensemble: "Cible émouvante", "Les Apprentis" et "Comme elle respire", trois comédies décalées où elle partage l'affiche avec un autre acteur trop tôt disparu, Guillaume Depardieu qui disait d'elle:
J'aime tourner avec Marie. Elle n'est pas chiante comme les autres actrices et elle sent bon.
Alcoolique, psychopathe, mythomane, kleptomane, héroïnomane, nymphomane - "tous les rôles en `mane` étaient pour elle", dit Salvadori- , Marie Trintignant s'est mise en devoir au cinéma de défendre les personnages en marge, de les rendre visibles et légitimes, de donner une place à toutes les femmes qui n'en avaient pas dans les récits classiques.
Marie avait un sens civique très développé, peut-être trop pour une artiste. Nous partagions les mêmes idées mais tandis que je restais tranquille dans ma maison, elle militait sur le terrain. Si elle n'avait pas été comédienne, elle aurait pu faire de la politique.
Sens civique
Cet engagement féministe, elle le met aussi au service de la télévision, notamment dans deux séries télévisées, "Victoire et la douleur des femmes" et "Colette, une femme libre", toutes deux réalisées par sa mère. On est très famille chez les Trintignant. Et on aime travailler ensemble.
Le père et la fille partageront l'affiche de la pièce de Samuel Benchetrit, "Comédie sur un quai de gare" (2002), dans une complicité et des fous rires qui marqueront leurs partenaires. "C'est bien une comédie ferroviaire pour des gens qui s'appellent Trin-tignant", s'amuse Jean-Louis, 90 ans, sourire pâle et humour pudique, qui semble avoir pris plaisir à parler de sa fille autrement que dans le malheur.
Marie-Claude Martin
"Marie Trintignant: le choix du jeu", un documentaire de Sandrine Dumarais disponible sur Play RTS jusqu'au 5 juillet 2021.