Leos Carax, la fin de la malédiction à Cannes?

Grand Format Cannes

AFP - ANNE-CHRISTINE POUJOULAT

Introduction

Réalisateur maudit depuis le gouffre financier laissé par "Les amants du Pont-Neuf", Leos Carax a fait l'ouverture du festival de Cannes avec l'opéra rock "Annette", dans lequel Marion Cotillard et Adam Driver chantent. La bande originale est signée par les Sparks, tandem pop-rock culte. Le film a reçu le prix de la mise en scène, en l'absence du réalisateur qui souffrait d'un mal de dents.

Chapitre 1
Carax, le coeur en juke-box

Copyright UGC Distribution

Neuf ans après la ballade hallucinée de "Holy Motors", Leos Carax, 60 ans, et six longs métrages seulement, revient sur la Croisette avec "Annette", conte onirique et musical porté par Marion Cotillard (une cantatrice de renommée internationale) et Adam Driver (un comédien de stand-up), deux amants passionnés qui vont devenir parents d'une fillette mystérieuse.

Le film, tourné en anglais, fait l'ouverture du festival de Cannes ce mardi, en partie sous l'étendard suisse puisque "Annette" a été coproduit par la société genevoise Garidi Films et le producteur indépendant Jamal Zeimal Zade. Le film est à l'affiche dès mercredi, sur les écrans romands.

"Dès mes débuts, j’ai pensé à des films musicaux, à des films sur la musique, mais j’étais terrifié à l’idée de travailler avec des compositeurs", explique le cinéaste qui n'a jamais été avare de morceaux musicaux dans ses films, de David Bowie à Serge Reggiani, de Kylie Minogue à Boris Vian, en passant par Prokofiev et Benjamin Britten.

Ce sont les frères Sparks qui vont réaliser son voeu. Le duo pop-rock américain - que Carax admire depuis l'album "Propaganda" (1974) - est venu lui-même proposer au cinéaste l'idée d'"Annette", soit une dizaine de chansons.

>> A écouter, une chronique sur les Sparks dans "Vertigo" :

Russell et Ron Mael, les deux frères du groupe Sparks. [AFP - Valery Hache]AFP - Valery Hache
Vertigo - Publié le 8 juillet 2021

"Nous étions familiers avec son oeuvre et on adore 'Les amants du Pont-Neuf'", confie à l'AFP Russell, le chanteur du duo. Avec un certain culot, depuis leur Los Angeles natal, les Sparks envoient à Carax un album en préparation pour voir ce qu'il en pense. Le réalisateur est conquis et veut le transposer sur pellicule.

Carax tient enfin son film musical et les Sparks leur entrée en cinéma après plusieurs désillusions. Le duo aurait dû en effet jouer dans un film de Jacques Tati et participer à l'adaptation d'un manga avec Tim Burton. Deux projets avortés pour le duo de frangins, dont on se souvient qu'ils ont collaboré avec les Rita Mitsouko pour "Singing In The Shower".

Chapitre 2
Cinéaste de l'amour fou

Photo12 via AFP - Bernard Fau

Mais revenons à Leos Carax et à sa réputation sulfureuse. Génial pour les uns, poseur pour les autres, talentueux dans tous les cas.

Né Alex Dupont le 22 novembre 1960 à Suresnes près de Paris, d'une mère critique de cinéma au International Herald Tribune et d'un père français journaliste scientifique, le cinéaste expliquait avoir choisi son nouveau nom à l'âge de 13 ans, "avant même de savoir qu'il ferait du cinéma". Derrière ce curieux pseudo, on retrouve l'anagramme d'Oscar et d'Alex, son prénom qu'il donne à la plupart de ses héros, en particulier Denis Lavant, son alter ego avec qui il a tourné quatre films.

Comme François Truffaut ou Jean-Luc Godard - l'un de ses maîtres -, Leos Carax, étudiant en cinéma, a brièvement collaboré aux Cahiers du Cinéma.

Après des débuts remarqués avec "Boy Meets Girls" en 1984, poème élégiaque, Leos Carax tourne "Mauvais sang" (1986), déclaration d'amour intense, mélancolique et lyrique déguisée en polar, entre Tintin et Cronenberg: sous l'accablante chaleur dégagée par la comète de Halley, la population est frappée par un virus tuant ceux qui font l'amour sans s'aimer. Osant un romantisme démesuré à l'ère du sida, le film devient rapidement le manifeste d'une certaine jeunesse.

Chaque projet naît d'un visage de femme, d'un ou deux sentiments, d'une ou deux peurs, et de quelques questions trop grandes pour moi.

Leos Carax, cinéaste.

Chapitre 3
Démesure et malédiction

COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP - FILMS A2

Leos Carax est le nouveau Rimbaud du cinéma français. Son statut de jeune prodige l'autorise à viser très haut, mais son ambition lui coûtera cher. "Les amants du Pont-Neuf" (1991), film culte au budget pharaonique, est un naufrage économique qui lui vaudra sa réputation d'auteur maudit.

"Les amants du Pont-Neuf", (1991) de Leos Carax, avec Denis Lavant et Juliette Binoche. [COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP - BERNARD PRIM]
"Les amants du Pont-Neuf", (1991) de Leos Carax, avec Denis Lavant et Juliette Binoche. [COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP - BERNARD PRIM]

Avant même sa sortie, "Les amants du Pont-Neuf" défraie la chronique: trois ans de tournage plusieurs fois interrompu, une succession de producteurs, un Pont-Neuf reconstitué à Montpellier, un décor gargantuesque qui triple le devis initial pour raconter la passion incandescente entre deux clochards (Denis Lavant et Juliette Binoche).

Amitiés brisées

Film maudit également parce qu'il a laissé de très mauvais souvenirs. Denis Lavant, blessé à la gorge, ne parlera plus à Carax pendant quinze ans tandis que Juliette Binoche, sa muse, fortement éprouvée par son rôle de sans-abri aveugle, mettra un terme à leur histoire d'amour.

Il est vrai que l'homme n'est pas le prototype du gai luron, n'a jamais cherché l'adhésion et a toujours entretenu un rapport méfiant à l'égard des médias: "parler aux journalistes, ce n’est ni payant, ni payé".

>> A écouter, l'émission "Travelling" sur la saga des "Amants du Pont-Neuf" :

L'affiche des "Amants du Pont-Neuf". [Gaumont]Gaumont
Chinese Theater - Publié le 11 novembre 2012

Chapitre 4
Exil à New York

COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP - MOUNE JAMET

Carax devient le prototype de l'artiste romantique, maudit des producteurs. Pendant quelques années, il n'est plus qu'une ombre, un fantôme dans le cinéma français.

Après l'échec de "Pola X" (1999), une adaptation d'un roman de Herman Melville, il s'exile à New York où il se trouve lorsque la Cinémathèque française lui rend hommage en 2004. Il dit alors "être incapable de faire autre chose" que du cinéma, malgré la tentation de tout arrêter puisque le cinéma c'est "faire des films pour des morts mais qu'on montre à des vivants".

Quatre éléments sont indispensables pour qu'un film advienne : santé, complices, argent, acteurs. J'ai souvent manqué d'au moins deux des quatre.

Leos Carax en 202 dans une interview de Telerama.

Cannes le rappelle pourtant en 2008 dans la section "Un Certain Regard" pour un moyen métrage tourné à la va-vite , "Merde", qui fait partie d'un film à sketches intitulé "Tokyo!". "Je tourne tellement peu. 'Merde' m'a fait beaucoup de bien", confessait-il au festival de Locarno qui lui a remis un Léopard d'honneur en 2012.

>> A lire : Le réalisateur Leos Carax distingué du Léopard d'honneur à Locarno

Chapitre 5
La rédemption

KEYSTONE - Urs Flueeler

Treize ans après la disgrâce de "Pola X", avec Catherine Deneuve et Guillaume Depardieu, il revient avec "Holy Motors" (2012), une odyssée en limousine tournée "avec des caméras numériques qu'il déteste tant".

Denis Lavant y campe pas moins de onze personnages, dont celui d'un patriarche autoritaire, d'une mendiante, d'un faune sortant des égouts ou d'un assassin assassiné. Le film, dédié à sa compagne, l'actrice russe Katerina Golubeva qui s'est suicidée à 44 ans, est ovationné ou conspué.

>> A écouter, "Holy Motors", le film qui divise Cannes :

Leos Carax (à gauche) a gravi les marches à Cannes en compagnie de Kylie Minogue et de son fidèle acteur Denis Lavant. [Ian Langsdon]Ian Langsdon
Le 12h30 - Publié le 24 mai 2012

"Conquérant souverain, faussement mélancolique, incroyablement ludique, sidérant d'originalité et d'invention: Carax décoche un film génial", selon les Inrockuptibles. "Théorique, autocentré et hermétique. Seuls points forts: Denis Lavant, Kylie Minogue et le morceau final de Gérard Manset", pour Cinéma Teaser.

"Holy Motors" ne récolte aucun prix et n'attire que quelque 125'000 spectateurs. Mais cet hommage très personnel et inventif à l'histoire du cinéma assure la rédemption professionnelle du réalisateur.