Clint Eastwood, maître du paradoxe

Grand Format Cinéma

AFP/Getty Images North America - Kevin Winter

Introduction

A 91 ans, Clint Eastwood revient devant et derrière la caméra avec "Cry Macho", son 39e long métrage. Le secret de sa longévité? Sa capacité à se renouveler, de passer d'un genre à l'autre, de sonder la psyché américaine et de jongler avec les paradoxes au point de devenir inclassable. Plus pragmatiquement: le cinéaste, qui a créé sa maison de production au début de sa carrière, aime tourner vite et pour pas cher.

Chapitre 1
Une longévité exceptionnelle

Collection ChristopheL via AFP - Universal Pictures - The Malpaso Company - Jennings Lang

S'il fallait résumer le visage de Clint Eastwood, ce serait un regard vert et entre les deux yeux, tout en haut du nez, un espace étroit, ridé, condensé, obstiné, comme une cible qui nargue son adversaire, comme un troisième oeil qui regarderait à l'intérieur ou comme un plissement des yeux nécessaire pour distinguer les éléments dans le clair-obscur, la lumière préférée de Clint Eastwood, homme des nuances, des questions sans réponses et de la complexité.

Même à 91 ans, dans "Cry macho" où il se caricature à l'extrême, l'homme a conservé ce haut de visage immédiatement repérable, dont Sergio Leone a fait une légende dans sa trilogie du dollar, commencée en 1963.

>> A écouter, l'émission travelling sur la trilogie du dollar de Sergio Leone :

Clint Eastwood durant le tournage de "Le bon, la brute et le truand" de Sergio Leone.
Produzioni Europee Associati / Collection ChristopheL
AFP

Image re-téléchargée le 27.12.19 [AFP - Produzioni Europee Associati / Collection ChristopheL]AFP - Produzioni Europee Associati / Collection ChristopheL
Travelling - Publié le 4 juin 2017

Eastwood y incarne l'homme sans nom. C'est pourtant bien l'Italien qui lui permettra de s'en faire un, après une première carrière dans des séries B et dans la série TV "Rawhide".

Eastwood naît comme acteur international avec Leone, un cinéaste qu'il observe attentivement, déjà désireux de passer à la réalisation. Conscient de ses handicaps - il n'est pas un acteur shakespearien et se sent mal à l'aise avec les dialogues trop longs -  il invente avec trois accessoires (le poncho, le cigarillo et le chapeau) cette silhouette hiératique qui avec l'âge ressemble de plus en plus à un Giacometti, ce héros solitaire et taiseux qui deviendra son personnage.

Son autre mentor sera Don Siegel qui le transforme en inspecteur Harry, flic incontrôlable et irascible, viril, réac et raciste, parfaite incarnation de l'Américain de droite.

Clint Eastwood dans "L'inspecteur Harry" en 1971. [Warner Bros / Malpaso Company / Collection ChristopheL via AFP]
Clint Eastwood dans "L'inspecteur Harry" en 1971. [Warner Bros / Malpaso Company / Collection ChristopheL via AFP]

Une image qui lui collera à la peau pendant très longtemps et qu'il prendra plaisir à déconstruire au fil d'une carrière à la longévité exceptionnelle, à la fois cohérente et totalement hétérogène puisque Clint Eastwood a tourné aussi bien des westerns que des mélodrames, des films musicaux que des films de guerre, des thrillers que des comédies romantiques, des biopics que des adaptations de romans.

Chapitre 2
Tout et son contraire

AFP - Collection ChristopheL

Depuis soixante ans et plus de 80 films, dont 39 réalisés par lui-même, Clint Eastwood s'amuse à brouiller les pistes. Son œuvre reflète l’ambivalence de ses positions politiques, conservateur et libertarien, pacifiste, mais pour la peine de mort dans le cas d'assassinats d'enfants, pourfendeur du politiquement correct mais défenseur du mariage gay, nostalgique de l'Amérique des pionniers mais soucieux de rendre justice à tous ses laissés pour compte, opposé aux impôts et à toute intervention de l'Etat mais animé d'un humanisme qui n'a pas renoncé à une forme de solidarité et de fraternité.

Il est l'homme du "en même temps", à l'image de son personnage dans l'excellent "Gran Torino", un vétéran de la guerre de Corée, grincheux et raciste, qui injurie ses voisins Hmong en les traitant de "faces de citron" mais qui sacrifiera sa vie pour l'un d'entre eux.

Un film qui se joue à la fois des préjugés raciaux et du politiquement correct.

Clint Eastwood à propos de son film "Gran Torino".
Walt Kowalski (Clint Eastwood) et Thao (Bee Vang) dans "Gran Torino". [Warner / Collection ChristopheL via AFP - Anthony Michael Rivetti]
Walt Kowalski (Clint Eastwood) et Thao (Bee Vang) dans "Gran Torino". [Warner / Collection ChristopheL via AFP - Anthony Michael Rivetti]

Voilà le secret, il y a de tout dans les films de Clint, tout et son contraire. Des critiques conspuent la série des cinq "Dirty Harry" (1971-1988) pour sa brutalité machiste tandis que les études féministes et postmodernes voient en lui l'expression de la fin de l'homme blanc. On peut tout faire dire à ses films. Parce qu'ils sont complexes, même quand ils sont ratés, parce que son cinéma interroge bien plus qu'il impose et qu'il est toujours soucieux du regard de l'autre, y compris ou surtout quand cet autre est oublié du cinéma mainstream. D'où son goût pour les marginaux, les étrangers, les déclassés.

Eastwood est l'homme de la proposition et de la contre-proposition, à l'image de son diptyque sur la Seconde Guerre mondiale. "Mémoires de nos pères" (2006) évoque le sort de trois soldats américains lancés dans une des plus cruelles batailles du Pacifique tandis que "Lettres d'Iwo Jima" (2007) raconte le même événement mais du point de vue japonais.

"Pale Rider, le cavalier solitaire" sorti en 1985. [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]
"Pale Rider, le cavalier solitaire" sorti en 1985. [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]

A l'image aussi de ces trois westerns qui le montrent tour à tour ange de la mort dans "L'Homme des hautes plaines" et ange rédempteur dans "Pale Rider", avant d'en finir avec le genre dans "Impitoyable", où le pauvre fermier sans cesse humilié ne trouve d'autre solution que de redevenir ce qu'il était: un tueur sans pitié. Son film le plus noir, le plus pessimiste sur la nature humaine restant toutefois "Mystic River" qui traite notamment d'abus sexuels.

Idem pour ses personnages. Earl Stone, le héros de "La mule" est-il un adorable vieillard dépassé par les événements ou un manipulateur? Et Chris Kyle, le tireur d'élite d'"American Sniper" est-il un héros de la démocratie ou un assassin médaillé?

Chapitre 3
La virilité mise à mal

Malpaso Company / Collection ChristopheL via AFP

Pour réussir à maintenir le trouble, il lui faut aussi déconstruire l'image machiste qui lui est associée. Il est le comble de la masculinité dans la série de "Dirty Harry", il devient impuissant dans "Les proies" (1971) de Don Siegel où il se fait séquestrer par des femmes et mutilés par elles; il est victime de harcèlement de la part d'une groupie dans "Un frisson dans la nuit" (1971), sa première réalisation; il est incapable de monter sur un cheval ou de tirer à distance dans "Impitoyable"; il est un cambrioleur totalement tétanisé face à une scène de crime dans "Pleins pouvoirs" (1996), il est un amoureux romantique dans "Sur la route de Madison", (1995) où il révèle, selon sa partenaire Meryl Streep, une sensibilité féminine.

"Sur la route de Madison", avec Meryl Streep et Clint Eastwood. 1995. [Warner Bros. / Amblin Entertainm / Collection Christophel / Collection ChristopheL via AFP]
"Sur la route de Madison", avec Meryl Streep et Clint Eastwood. 1995. [Warner Bros. / Amblin Entertainm / Collection Christophel / Collection ChristopheL via AFP]

Eastwood sait que la virilité affichée jamais n'abolira la violence. Au contraire. C'est le message de "Cry macho", son dernier film, très faible et si peu crédible en regard de sa filmographie, mais agrégeant les thèmes chers au réalisateur: la fatigue comme signe d'humanité, la transmission entre générations, la rédemption quasi christique et la promesse d'un amour. Est-ce le privilège de la vieillesse? Cette vieillesse dont Clint Eastwood fait dire à son héros "qu'on n'en guérit pas" - mais qu'il se plaît à filmer de manière quasi documentaire.

>> A écouter, la critique de "Cry macho" dans le débat de Vertigo :

"Cry Macho", le nouveau film de Clint Eastwood. [Malpaso Productions]Malpaso Productions
Vertigo - Publié le 10 novembre 2021

Chapitre 4
Au commencement, la violence

AFP - Collection ChristopheL

Humaniste pessimiste, Eastwood ne cesse de parler de violence; elle est toujours là, inhérente à la nature humaine. Et pas toujours du côté où on l'attend. Dans le sublime "Un monde parfait" (1993) par exemple, il prend fait et cause pour le fugitif kidnappeur (Kevin Costner) contre la loi d'Etat.

Alors comment en finir avec la violence sans la répéter? Et que veut dire tuer? Car on tue pour différentes raisons dans ses films: pour prendre la place de l'autre; pour sauver sa peau; pour montrer qui est le plus fort; par vengeance; pour garder le pouvoir; pour raison d'Etat; pour en sauver d'autres; pour se sacrifier au nom d'une cause plus grande que soi mais aussi par compassion comme dans "Million Dollar Baby" qui pose clairement la question de l'euthanasie.

Rien n'échappe à la violence et c'est pourquoi on parle du cinéma crépusculaire d'Eastwood. Seul l'art - éventuellement le sport comme dans "Invictus" - peut suspendre momentanément la barbarie. L'art, et en particulier la musique: Eastwood est un excellent musicien et il a composé certaines de ces BO.

"Bird" (1988) est un hommage au jazz à travers la figure de Charlie Parker; '"Honkytonk Man" (1982) célèbre la country et "Jersey Boys" est l'adaptation de la comédie musicale du même nom.

Les films d'Eastwood sont moins des films de héros que des films sur la dépendance collective au héros.

Guillaume Méral, journaliste.

Dans ce monde de guerre permanente, la notion même de héros est remise en cause. Il en existe pourtant dans le cinéma d'Eastwood, le plus souvent des héros ordinaires révélés grâce à une situation extraordinaire. C'est le cas de "Sully" (2016), ce pilote américain qui, grâce à ses compétences, a réussi un amerrissage en 2009 sur le fleuve Hudson, sauvant des centaines de vies mais dont la bravoure est remise en cause par la machine administrative.

>> A écouter, l'émission "Culture au point" consacrée à "Sully" :

Affiche du film de Clint Eastwood "Sully".
Culture au point - Publié le 2 décembre 2016

Richard Jewell ("Le cas Richard Jewell") aussi s'est fait rattraper par son héroïsme, lui qui avait désamorcé une bombe lors d'un concert à Atlanta, en 1996. Célébré comme une star le lendemain de son exploit, il est ensuite accusé par les mêmes qui l'ont encensé d'être le poseur de bombe. Dans les deux cas, ce sont des personnages qui ont existé et qui se retrouvent seuls face à une machine qui les broie.

Chez Eastwood, l'héroïsme cause souvent la perte de ceux qui ont été braves parce que le pouvoir, l'administration, la technologie, l'Etat, la presse, la justice, toutes ces instances conspirent à nuire à l'individu et à ses initiatives personnelles. Une vision très sombre - et un rien populiste - d'un monde qui a perdu son innocence.

Chapitre 5
Un auteur dans une industrie

AFP - Valery Hache

Si Clint Eastwood jouit d'une telle aura désormais, c'est aussi grâce à son indépendance financière. En 1967, devenu star internationale, il crée sa propre société de production (The Malpaso Company) qu'il adosse parfois à des majors mais sans jamais en dépendre. Cette indépendance lui permet d’avoir la main sur le scénario, le choix des comédiens et des réalisateurs, mais aussi sur les campagnes publicitaires. Dans l'industrie hyper-hiérarchisée du cinéma, Eastwood jouit d'un statut d'auteur.

Un film peut coûter 30 millions de dollars... Avec autant d'argent, j'aurais de quoi envahir un pays!

Clint Eastwood, cinéaste, acteur et compositeur.

Retenant la leçon de Sergio Leone - beaucoup d'effets pour peu de moyens -, Eastwood a privilégié les tournages en décor naturel et la sobriété, d'où ce terme de "classique" qui revient souvent.

Autre qualité à mettre à son crédit, il tourne vite - il est l'homme de la première prise -  et tient ses budgets, le plus souvent relativement modestes. Ce qui lui permet d'enchaîner les productions et de s'autoriser, entre deux longs métrages populaires, des films plus expérimentaux, comme "Space Cowboys", "Au-delà" ou même le mauvais "15h17 pour Paris".

Enfin, ultime pirouette du plus vieux cinéaste en activité, son statut d'indépendant lui permet de déjouer systématiquement les pronostics de ceux qui clament que le dernier film sorti sera son dernier.