"Docteur Folamour", comédie cauchemardesque sur le risque nucléaire
Grand Format Cinéma
Partager
Columbia Pictures Corporation / Collection ChristopheL via AFP
Introduction
Comédie militaire et satirique sortie en 1964, "Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe" de Stanley Kubrick montre comment une erreur humaine pourrait aboutir à une guerre nucléaire. Le film est à voir à la Cinémathèque suisse à Lausanne le 27 novembre et le 27 décembre 2021 dans le cadre d'une rétrospective consacrée au réalisteur américain.
Chapitre 1
L'absurde comme électrochoc
Columbia Pictures Corporation / Collection ChristopheL via AFP
"Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe" (Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb.) est un film de Stanley Kubrick, sorti en 1964, qui traite d'un de ses sujets de prédilection: la guerre et ses conséquences.
Nous sommes en pleine guerre froide et Stanley Kubrick se fait alors le chantre d’une dénucléarisation à travers une satire qui montre de manière très réaliste comment une erreur humaine va provoquer un engrenage nucléaire.
En racontant avec précision les diverses phases de cette crise militaire entre les Etats-Unis et l'URSS avec une sorte de terrifiante objectivité, le cinéaste se montre polémiste, violent, observateur, perspicace et conteur visionnaire. L’impuissance, la consternation, la pagaille se développent avec une logique implacable. Kubrick utilise le rire comme arme et l'absurde comme électrochoc. A l'arrivée, la caricature est magistrale.
Film particulier, en noir et blanc, mêlant images d’avion, cockpit et salle de commandement, "Docteur Folamour" rencontre un grand succès public et surtout affirme le génie de son réalisateur qui proposera quatre plus tard "2001, l'Odyssée de l'espace."
Columbia Pictures Corporation / Collection ChristopheL via AFP
"Docteur Folamour" démarre en pleine guerre froide. Jack D. Ripper, général de l’Armée de l’air américaine, est frappé de folie paranoïaque et décide seul d’envoyer des bombardiers B52 munis de bombes atomiques pulvériser les communistes.
Il s’enferme dans son bureau avec l'officier britannique Mandrake, son adjoint, et coupe toutes communications avec les avions. Plus personne, désormais, ne peut rappeler les avions.
Le président des Etats-Unis, à la demande de son chef d'état-major, le général Turgidson, commande une réunion d'urgence dans la salle souterraine de commandement stratégique pour tenter d'éviter une guerre nucléaire.
Il faut convoquer les Soviétiques, travailler de conserve avec eux et abattre les avions qui ne pourront pas être rappelés. Car si une bombe atomique frappe l’URSS, cela déclenchera un système de défense appelé Doomsday machine, la Machine infernale, et ça sera l’holocauste nucléaire ni plus ni moins.
Mandrake parvient, après le suicide du général Ripper, à décoder le message d’alerte. Trente avions sont rappelés, trois sont abattus. Le dernier, celui du Major Kong, dont le tableau de contrôle a été partiellement détruit lors d’une attaque, continue sa mission au ras du sol, loin des radars.
Sans contacts avec les dirigeants, l’équipage du commandant Kong s’en va exploser une base russe, le commandant juché sur la bombe, son chapeau de cow-boy sur la tête, pendant que, dans le QG américain, un ancien scientifique nazi, le docteur Folamour, explique en criant "Heil Hitler" qu’il faudra désormais sélectionner les meilleurs spécimens humains, et les faire copuler sans limites, sous terre pendant cent ans.
Le film se clôt sur des images de champignons atomiques, voguant au gré des vents et des expositions sur fond de "We'll Meet Again", chanson emblématique de la Seconde Guerre mondiale.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
AccepterPlus d'info
Chapitre 3
La comédie pour montrer l'absurdité
Columbia Pictures Corporation / Collection ChristopheL via AFP
Stanley Kubrick est passionné de stratégie militaire depuis "Les sentiers de la gloire". Mais l’arme atomique a quelque chose d’encore plus fascinant. Savoir qu’à plusieurs endroits sur la planète, une apocalypse nucléaire peut se déclencher du jour au lendemain, par le fait potentiellement d’une erreur humaine, le glace d’effroi et le pousse à se documenter.
Il lit de nombreux livres sur le sujet et tombe sur le roman "Red Alert" de Peter Gerog qui traite de manière unique le problème du commencement d'une guerre nucléaire.
Kubrick est séduit. Il en achète les droits pour 3000 dollars. Au cours de sa lecture, une phrase le titille particulièrement: "Si le système est sûr dans 99,99% des cas, avec une chance moyenne donnée, et compte tenu qu’il y a 365 jours par an, il y aura un incident dans trente ans. Tous les stratèges s’accordent à dire que les probabilités d’erreur de fonctionnement ou de manipulation sont beaucoup plus grandes que les probabilités d’incident dû au simple hasard".
Logique implacable
Pour le réalisateur il n’y a que l’ironie de la comédie qui puissent rendre compte pleinement de l’absurdité de la chose et remettre le sujet dans des dimensions très terre-à-terre, voire plausibles. Le malheur, ou la perspective du malheur, est toujours un excellent point de départ d’une aventure comique.
Pour écrire son scénario, il engage l’auteur du livre. Ensemble ils décrivent le mécanisme de l’attaque avec une terrifiante objectivité. Parallèlement, ils montrent les états-majors, les gouvernements, les commissions, les individus, en proie à des énervements désordonnés.
Pour éviter la catastrophe, tout se passe dans une pagaille indescriptible où le moindre détail peut devenir un obstacle insurmontable, où le comportement d’un dirigeant montré dans sa vie privée suffit à remettre en question l’avenir de l’humanité.
L’absurdité de la situation se développe avec une logique implacable jusqu’à la consternation générale. Les apprentis sorciers, si fiers de leur puissance, deviennent les pantins d’une farce pathétique.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
AccepterPlus d'info
C’est sous l’impulsion de Kubrick et de ses scénaristes que le personnage du Docteur Folamour, qui n'existait pas dans le roman, est créer. Ce personnage-clé, complètement loufoque, ancien nazi, inspiré du docteur Wernher von Braun, inventeur des V2, représente tous les scientifiques nazis récupérés par les Américains pour l’élaboration de leur projet Manhattan qui aboutira au bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki.
On ajoute encore un titre à rallonge à cette comédie cauchemardesque comme l’appelait le réalisateur qui devient donc "Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe".
Mais personne ne veut produire ce pamphlet, cette gifle antimilitariste. Kubrick devient son propre producteur assumant les risques artistiques et financiers. Le résultat fera courir les foules et surprendra les producteurs qui n’ont jamais cru au projet.
Chapitre 4
Trois rôles pour Peter Sellers
Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP
Kubrick donne une forme cinématographique à son récit en enchevêtrant trois actions qui tendent au même but. On passe ainsi alternativement de la base opérationnelle commandée par le général délirant à la salle de cartes du Pentagone où on essaie de remédier à la catastrophe, et au bombardier qui, toutes liaisons coupées, fonce tranquillement sur la frontière russe.
Mais dans tous ces décors, il faut mettre des personnages. Personnages outranciers s’il en est, comme ce docteur Folamour, démiurge raté. Et puis, il y a les militaires. Kubrick tape toujours sur les militaires. Il critique avec virulence leur conception politique. Il brosse un portrait vengeur de ces hommes tout puissants.
Le général névrosé qui devient fou et lance ses bombardiers nucléaires sur les bases russes est un obsessionnel, prêt à détruire le monde pour mieux le sauver. Le chef d’état-major ne vaut guère mieux. C’est un obsédé sexuel qui se pavane dans un bel uniforme couvert de médailles et dicte ses ordres au milieu de la nuit à sa charmante secrétaire vêtue d’un bikini.
Le réalisateur se tourne vers Peter Sellers pour interpréter à lui seul trois rôles. Celui du président des Etats-Unis, un homme faible et peu ingénieux, l’officier anglais Lionel Mandrake et le docteur Folamour, docteur allemand cloué sur une chaise roulante, sa main gantée de noir se levant toute seule pour faire le salut nazi.
Peter Sellers aurait même dû jouer un quatrième rôle, celui du commandant Kong qui pilote le B-52. Mais il se casse la cheville et ne peut pas endosser ce rôle. C’est du moins la version officielle. Ses amis soutiennent qu’il ne se sentait pas de jouer un commandant texan à l’accent prononcé. Soit.
A la question: pourquoi autant de rôles pour un même acteur? Le réalisateur répond que ces quatre rôles nécessitaient un grand talent comique que seul détenait Peter Sellers. Et ajoute: avec Sellers, je ne bénéficie pas de trois acteurs pour le prix d’un seul, mais plutôt trois acteurs pour le prix de six.
Le rôle du commandant Kong, le cow-boy enfourchant une ogive nucléaire, refusé par un Peter Sellers blessé doit être redistribué. Il est d’abord proposé à John Wayne qui ne veut pas se compromettre dans un scénario qu’il juge trop gauchiste. On engage alors Slim Pickens, un vétéran des westerns, habitué des scènes de chevauchées et de rodéos. L’acteur n’a jamais quitté les États-Unis.
A l’aéroport, un reporter l’attrape et lui demande quel effet ça fait de remplacer une aussi grande vedette que Peter Sellers. Pickens demande candidement: "Mais qui c’est ce Peter Sellers?"
Puis il arrive sur le plateau vêtu d’un immense chapeau et de ses bottes de cow-boy. Tout le monde pense qu’il s’habille ainsi pour s’imprégner de son rôle. Il n’en est rien, c’est juste son style habituel. On ne lui explique pas que le film est une comédie afin qu’il joue son rôle avec le plus de sérieux possible.
Il compose un commandant Kong absolument parfait qui lui ouvre les portes de la gloire. "Après Dr Folamour, tout est devenu plus grand: les chèques, les chambres d'hôtel, les loges d'artiste, explique l'acteur. Auparavant, sur les plateaux, on me disait 'Hé, toi, là-bas', ensuite c'est devenu 'Monsieur Pickens par-ci, Monsieur Pickens par-là'".
Pour le reste du casting, George C. Scott, interprète le général "Buck" Turgidson à qui il donne une énergie communicative avec ses mimiques et ses expressions surjouées.
Le rôle du général Ripper, l’homme qui va déclencher la guerre nucléaire, est attribué à Sterling Hayden, qui a interprété Johnny Guitare.
Dans une interview de 1984, il racontait: "Mon premier jour [de tournage] a été le pire de ma vie, parce que j’oubliais mon texte. J’ai fait 48 prises aux studios Shepperton! Je n’arrivais même pas à sortir une bonne réplique. Je suais à grosses gouttes, on m’épongeait le front. A la fin, je me suis levé, j'ai dit à Kubrick: 'Stanley, je m’excuse'. Il m’a dit: 'Sterling, je sais que ce n’est pas ta faute, et je ne peux pas t’aider. Mais la terreur dans tes yeux pourrait bien être ce que nous voulons pour ce crétin de général Jack D. Ripper. Sinon, tu reviendras et on recommencera dans deux mois'.
C’était splendide, je ne l’oublierai jamais. J’ai traversé la rue, j’ai pris deux ou trois doubles whiskies, je suis revenu faire mon truc et ça a marché."
Chapitre 5
Une fiction pas si loin de la réalité
COLUMBIA PICTURES / Collection ChristopheL via AFP
Au début du tournage, une partie de l’équipe trouve qu’il y a vraiment trop de choses bizarres dans le scénario. "Une guerre nucléaire accidentelle… tout de même!", dit l’un des techniciens, ce n’est pas vraisemblable.
Mais la réalité est très proche de la fiction. Beaucoup plus proche qu’on ne le pense. Aux Etats-Unis, on appelle ça un "broken arrow" ("flèche brisée"), nom de code utilisé par le Pentagone pour désigner une perte accidentelle d'arme nucléaire. Entre 1950 et 1980, les Etats-Unis en auraient connu trente-deux. Et on ne connaît pas le nombre d'accidents évités dans les autres pays.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
AccepterPlus d'info
Pour filmer les scènes extérieures en lien avec le bombardier en vol, le réalisateur s’envole avec une partie de l'équipe de tournage dans un B-17 pour réaliser des séquences au-dessus de l’Arctique, du Groenland, de l’Islande, du nord-ouest du Canada et des Montagnes Rocheuses. A leur retour, à Noël 1962, il ont fait 103 heures de vol et tourné plus de 12'000 mètres de pellicule.
Les autres décors sont construits dans les Studios de Shepperton en Angleterre. Il s’agit de reconstituer la salle de conseil de guerre du Pentagone. Une salle imaginaire évidemment puisque personne (ou presque) ne connaît la vraie salle stratégique des États-Unis.
Autre décor, la salle de la machine électronique IBM devant laquelle Peter Sellers doit jouer une scène. L’énorme calculatrice IBM 7090 est la même qui a servi à calculer le point de chute de John Glenn à son retour de son voyage orbital autour de la terre en février 1962. Il n’y a que trois machines de ce genre dans le monde et pour avoir le droit de s’en servir, l’équipe de production doit au préalable souscrire une assurance de 4 millions de dollars.
Tous ces détails concourent à la réussite du film. Stanley Kubrick est un réalisateur exigeant, pointilleux quant aux détails techniques.
La sortie du film est prévue pour la fin novembre 1963. Mais le 22 novembre, le Président Kennedy est assassiné. On repousse la sortie au début de l’année suivante. Le film sort donc aux Etats-Unis le 29 janvier 1964 et le 10 avril 1964 en France. Il réalise des records de recettes. De son côté, la critique souligne la performance.
Le film est nommé pour quatre Oscars: meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur acteur (Peter Sellers). Mais ne remporte aucun prix américain. Il gagne par contre le BAFTA du meilleur film et du meilleur film britannique en 1965.