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Le film culte "Les lèvres rouges" embrasse Eros et Thanatos

Delphine Seyrig dans "Les lèvres rouges" de Harry Kümel en 1971. [AFP - Showking Films - Maya Films]
Delphine Seyrig dans "Les lèvres rouges" de Harry Kümel en 1971. - [AFP - Showking Films - Maya Films]
Projeté au NIFFF dans la section "Scream Queer" et disponible en DVD et en VOD, "Les lèvres rouges", film culte de 1971 réalisé par le Belge Harry Kümel, continue de fasciner cinquante ans après sa sortie. Un chef-d’œuvre qui défie les frontières sexuelles, esthétiques, artistiques.

C’est une anomalie. Un cas unique. Un film qui met à mal toute velléité de classification. Vouloir caser "Les lèvres rouges" ("Daughters of Darkness") dans un genre défini reviendrait à nier sa singularité inouïe. Plus de cinquante ans après sa sortie en 1971, cette coproduction belgo-germano-française tournée en anglais et devenue cultissime continue à envoûter les nouvelles générations de cinéphiles, sans doute justement parce qu’il échappe encore et toujours aux modes et aux courants.

S’inspirant de la célèbre Elizabeth Bathory, comtesse hongroise du XVIe siècle soupçonnée, à son époque, de s’être baignée dans le sang de vierges assassinées afin de préserver sa jeunesse, "Les lèvres rouges" débute dans le compartiment d’un train occupé par un jeune couple fraîchement marié. Dandy anglais, Stefan (John Karlen) vient d’épouser la Suissesse Valérie (Danielle Ouimet) et tous deux se retrouvent coincés dans un gigantesque hôtel désert près de la plage d’Ostende.

Sur place, ils font la connaissance de la mystérieuse comtesse Bathory (Delphine Seyrig), accompagnée de sa secrétaire Ilona (Andrea Rau), alors qu’à Bruges, les cadavres de plusieurs femmes sont retrouvés vidés de leur sang. La comtesse séduit peu à peu Valérie qui s’éloigne de Stefan, de plus en plus violent à son égard.

Un faux film de vampires

Conçu à son origine comme un pur film d’exploitation, tablant sur ses nombreuses scènes de nudité et quelques moments sanglants tout à fait raisonnables, "Les lèvres rouges" s’écarte rapidement des limites balisées du genre. Les codes du film de vampires sont aussitôt balayés - point de gousses d’ail, de crucifix, de terreur, sinon la lumière du jour assassine - au profit d’un rythme tout entier porté par une langueur sensuelle et mortifère, où l’intrigue intéresse moins Harry Kümel que l’atmosphère intemporelle, presque surréaliste, qu’il imprime à son œuvre. Atmosphère encore soulignée par la musique géniale, entêtante, de François de Roubaix.

Puisant dans la peinture symboliste belge, le résultat fascine par sa beauté plastique dominée par le noir, le blanc et le rouge. Les décors surannés rivalisent avec les robes sublimes que revêt Delphine Seyrig, la comédienne de "L’année dernière à Marienbad", "India Song" et "Jeanne Dielman" appuyant de ses gestes amples, de son sourire permanent et de sa voix hypnotique l'élégance aristocratique et le charme délétère de son personnage. L’un des rôles les plus marquants de l’actrice qui s’est manifestement inspirée de l’allure de Marlène Dietrich. Et dans cet écrin glacé qui emprisonne tous ces protagonistes dans une toile temporelle envoûtante, on devine, derrière la comtesse immortelle, un portrait des stars de cinéma qui, tels les vampires, défient la mort grâce aux images qui les ont fixées.

"Les lèvres rouges" de Harry Kümel en 1971. [AFP - Showking Films - Maya Films]
"Les lèvres rouges" de Harry Kümel en 1971. [AFP - Showking Films - Maya Films]

La multiplicité des désirs

S'il brouille les frontières entre le cinéma de genre et le cinéma d’auteur, "Les lèvres rouges" estompe également les catégories sexuelles. Entre amours hétéros, entre l’homosexualité suggérée de Stefan, puis sa virulence sadique qui le pousse à frapper son épouse, entre une scène saphique unissant Bathory et Valérie, le film pose comme une évidence, sans aucun sens de la provocation, la diversité des attirances, la multiplicité des désirs.

Et même quand Bathory paraît suggérer à sa nouvelle proie qu’elle devrait s’émanciper de cet époux qui, "comme tous les hommes, ne cherche qu’à transformer la femme en objet, en esclave", Harry Kümel garde une ironie certaine, n’oubliant pas que sa comtesse finira elle-même par posséder, par dominer cette Valérie qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle servante, un nouveau corps propice à l’immortalité.

Distanciation brechtienne

Là encore, une lecture strictement féministe des "Lèvres rouges" buterait invariablement contre son absence volontaire d’idéologies, de messages, de propos auteuristes, Kümel restant attaché à une distanciation brechtienne et à l’artifice comme essence même de l’art cinématographique.

Surtout connu pour ces "Lèvres rouges", Harry Kümel aura encore signé quelques longs métrages, dont "Malpertuis" d’après le roman de Jean Rey, avec Orson Welles, Michel Bouquet et Sylvie Vartan. Depuis 1991, il s’est davantage focalisé sur l’enseignement dans différentes écoles de cinémas en Flandre et aux Pays-Bas. Aujourd’hui âgé de 82 ans, il continue de s’étonner, et de se réjouir, de la pérennité de son film qui traverse les âges tel un vampire immortel sans jamais dévoiler tous ses secrets.

Rafael Wolf/mh

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