Vous avez dit mélodrame? Ces films "pour femmes" avec des histoires d’amour aussi invraisemblables que dégoulinantes, et qui font pleurer dans les chaumières? C’est vrai, le genre est parfois mal vu. Pourtant, avec Douglas Sirk (1897-1987), il a été porté à son firmament.
Lui-même méprisait parfois les romans kitsch que les producteurs d’Hollywood lui demandaient d’adapter. Mais il savait en tirer des chefs-d’œuvre. Du "Secret magnifique" à "Mirage de la vie", de "Tout ce que le ciel permet" à "Ecrit sur du vent", ses films bouleversent toujours, et ses personnages ont encore bien des choses à nous dire. Le 75e Festival de Locarno permet, jusqu’au 13 août, de s’immerger dans son œuvre, soit une quarantaine de films riches, complexes, souvent brillants.
"Douglas Sirk décrit tous les rapports humains, toutes les incompréhensions entre les individus, qu’elles soient raciales, sociales, voire religieuses", explique Bernard Eisenschitz, qui a codirigé la rétrospective du festival de Locarno et publie ces jours le passionnant "Douglas Sirk, né Detlef Sierck" (Editions De l’œil). Pour le critique et historien du cinéma, Sirk crée une modeste "comédie humaine" de l’Amérique profonde, à la manière d’un Tchekhov plus que d’un Balzac, en ayant recours au format prévisible du film de genre. Sirk respecte donc les codes imposés par les studios Columbia puis Universal, mais il parvient à se frayer un chemin et trouve sa propre liberté.
Miroir, mon beau miroir
"A partir d’un noyau familial brisé, qui est un motif classique du mélodrame, ses personnages se posent de grandes questions avec, en arrière-fond, une idée morale. Que faire de sa vie? Comment trouver sa place dans un monde hostile? Comment se regarder en face? – il y a d’ailleurs beaucoup de miroirs dans les films de Sirk. Ses personnages cherchent à se libérer, à se défaire des oppressions sociétales." Cependant, le cinéaste se méfie des messages moralisateurs: "Il ne pose pas de jugement, il se met à la place de l’autre."
Quand une veuve tombe amoureuse de son jeune jardinier et que son entourage la condamne (Jane Wyman et Rock Hudson dans "Tout ce que le ciel permet", 1955). Quand une jeune fille métisse se fait passer pour blanche parce qu’elle a honte de ses origines (Susan Kohner dans "Mirage de la vie", 1959). Quand un soldat en permission tombe amoureux dans une Allemagne en ruines (John Gavin et Liselotte Pulver dans "Le Temps d’aimer et le temps de mourir", 1957)… Sirk aborde la conscience de classe, les bouleversements sociaux, le racisme, la guerre. Il tend un miroir à l’Amérique florissante d’Eisenhower.
Sa critique s’avère parfois très politique et virulente, "mais il n’est jamais dans la satire, plutôt dans l’ironie", précise Bernard Eisenschitz. Pas de vrai happy end chez Sirk. Ses fins sont amères, souvent pessimistes.
Un art total
Douglas Sirk, c’est aussi une certaine idée du sublime et de la flamboyance. "Il y a une symphonie de couleurs dans ses films en Technicolor qui leur donnent une force dramatique. Ils ont une qualité picturale, verbale, sonore et musicale. Mais un film en noir et blanc comme "La Ronde de l’aube" (1958) travaille aussi les ombres et les lumières et y amène des nuances rares.
Le cinéaste – né Detlef Sierck dans une famille protestante à Hambourg en 1897 - vient du théâtre, ce qui lui a appris en même temps l’attention au détail et le besoin de trouver une unité dans ses œuvres, estime Bernard Eisenschitz. Ainsi, il considère le cinéma comme un art total." Mais attention, l’étiquette de "maître du mélodrame", si justifiée soit-elle, renvoie à ses films hollywoodiens des années cinquante. "Elle a occulté tout le reste."
Ce qu’on oublie souvent, c’est que lorsqu’il arrive aux Etats-Unis en 1937 pour fuir l’Allemagne nazie, Detlef Sierck, devenu Douglas Sirk, a déjà 40 ans et une riche carrière derrière lui: il a traduit Shakespeare en allemand, il a été directeur de théâtre, mis en scène des centaines de pièces, réalisé des films à succès. Il a le flair pour déceler chez les comédiennes et comédiens de potentielles stars. "Dès le début, il y a chez lui une frénésie de création. Au théâtre, il pouvait monter plusieurs pièces par mois et au cinéma tourner deux à trois films par an, tous intéressants, voire remarquables", explique Bernard Eisenschitz.
La grande rétrospective de Locarno permet ainsi de découvrir par exemple des westerns ou des comédies ("April, April", 1935, "Qui donc a vu ma belle?", 1951), un péplum ("Le Signe du païen", 1954), un film de guerre ("Le Sous-marin mystérieux", 1950) et, bien sûr, d’autres mélodrames, comme "La 9e Symphonie" (1936), tourné pour le studio allemand UFA, où le cinéaste, avec son coscénariste, élabore "non un texte littéraire, mais une œuvre de pur cinéma, un découpage où les personnages, la musique et les spectacles dans le spectacle s’entrecroisent", écrit Bernard Eisenschitz.
La gloire et le retour
Le Festival se terminera en apothéose avec la projection, le 12 août sur la Piazza Grande, de "Mirage de la vie" (1959), son dernier opus, mélodrame poignant, qui raconte comment Lora Meredith (Lana Turner), une jeune veuve qui élève seule sa fille, arrive à ses fins pour devenir actrice. Son personnage est bientôt éclipsé par celui de sa gouvernante noire (Juanita Moore) et de sa fille métisse (Susan Kohner), qui se fait passer pour blanche, renie sa mère et en subit les funestes conséquences. Au nom de quoi faut-il assumer son identité dans une société qui vous discrimine, voire vous anéantit? Le film de Sirk résonne étrangement avec les débats d’aujourd’hui sur la question des minorités.
"Mirage de la vie" sera le plus grand succès de Sirk et le plus grand succès d’Universal. Mais pour Sirk, le tournage a été difficile. Il ne supporte plus la manière dont les films sont fabriqués ni les sujets qu’on lui donne, écrit Bernard Eisenschitz. En neuf ans, il a tourné vingt films pour le studio. Il décide alors de quitter brutalement les Etats-Unis pour s’établir à Lugano, où il meurt en 1987.
Une vie romanesque
Le cinéaste n’en est pas à une rupture près. Il s’est résolu à quitter l’Allemagne quand il comprend que le nazisme est installé durablement et que, avec son épouse juive, il subit les persécutions de la Gestapo. Sirk sait qu’il ne pourra plus travailler pour les studios allemands de la UFA sans se compromettre avec le régime.
Mais il vit un déchirement intérieur, qui explique ce départ plutôt tardif, quatre ans après l’accession de Hitler au pouvoir, selon Bernard Eisenshitz: l’ex-femme de Sirk, dont il a divorcé en 1929, est devenue nazie et l’empêche de voir leur fils, Klaus Detlef. Elle en a même fait un enfant acteur à la solde du régime. Sirk peut donc le voir… mais seulement sur grand écran. "A un moment, il a dû choisir entre son fils et l’exil. C’est sa tragédie personnelle." Klaus Detlef mourra sur le front russe.
Quant à Douglas Sirk, lorsqu’il débarque aux Etats-Unis, sa prestigieuse carrière allemande ne lui est d’aucune aide. "Les Américains le considèrent injustement comme un collabo." Il ne tournera plus rien durant trois ans, vivra dans une ferme et élèvera des poulets. Il devra tout recommencer à zéro. Avec le brio que l’on sait.
Raphaële Bouchet/aq
Le Festival de Locarno a lieu jusqu’au 13 août. La rétrospective Douglas Sirk sera reprise par la Cinémathèque suisse et la Cinémathèque française.
A lire: "Douglas Sirk, né Detlef Sierck", de Bernard Eisenschitz, Ed. de L’œil.