Il y a quelque chose de fascinant, et de rare, à voir un personnage de fiction qui ne cesse de se dérober au fur et à mesure qu’il se dévoile sur plus de deux heures trente d’un film troublant, glaçant, brillant.
Un film qui, en deux scènes majeures, dessine les contours faussement définitifs de la figure intimidante de Lydia Tár (Cate Blanchett), cheffe d’orchestre renommée qui s’apprête à sortir une autobiographie en plus d’enregistrer la fameuse "Symphonie n° 5" de Gustav Mahler avec la Philarmonie de Berlin.
Lors d’une masterclass publique, l’artiste dévoile le rapport charnel, physique, qu’elle entretient à l’égard de la musique classique et de son art, réfute en partie le sexisme de son milieu, et souligne son admiration pour le chef d’orchestre Leonard Bernstein.
Un peu plus tard, une scène dérangeante oppose la conception universaliste de Lydia à celle d’un étudiant identitariste, pan-genre, méprisant Bach pour sa "misogynie" et fustigeant les compositeurs "blancs, cisgenres, hétérosexuels". L’élève perclus de certitudes se voit qualifier de "narcissique obsédé par les réseaux sociaux" avant de quitter la salle de cours en balançant un "salope" à sa prof certes odieuse, mais passionnée.
Une culture qui détruit
Deux séquences qui ne sont que les préambules à l’exploration de cette femme que l’on suit chez elle, à Berlin, où elle entame les répétitions de l’enregistrement de la 5ème de Mahler. On découvre que Lydia vit avec son épouse, Sharon, violoniste dans son orchestre, et leur fillette, Petra.
On voit la relation ambigüe qu’elle entretient avec son assistante personnelle, la trouble Francesca (Noémie Merlant). On assiste au désir naissant qu’elle éprouve à l’égard d’une jeune violoncelliste russe intégrée à son orchestre avant que le suicide d’une ancienne élève, une certaine Krista Taylor, ne la rattrape. Accusée de favoritisme et de comportement abusif à l’égard de plusieurs jeunes femmes, Lydia trébuche.
S’ouvrant par son générique de fin, "Tár" affirme d’emblée que l’inversion dominera son récit. De fait, il déjoue tous les pièges, toutes les autoroutes, toutes les évidences que lui tendent son héroïne comme son histoire à forte résonance sociétale, renvoyant dans les cordes ceux qui voudraient réduire le film à un discours sur la "cancel culture" incarnée par une figure féminine (ce qui a déjà valu au résultat d’être taxé de misogyne). Le résultat est infiniment plus insondable, plus mystérieux, plus complexe et assume de le rester jusqu’à sa déroutante conclusion.
Des bulles imperméables
A travers une mise en scène rigoriste, sèche, épurée, qui filme les êtres et les espaces comme autant de territoires cloisonnés sur eux-mêmes, "Tár" flirte par moment avec le thriller anxiogène et montre en somme un univers composé d’une multitude de bulles incapables d’entrer en connexion les unes avec les autres.
Ainsi, Lydia Tár, pétrie de tics et de gestes d’anxiété, apparaît de moins en moins imperméable à un réel qui s’impose à elle par petite touches, qui transperce une carapace illusoire. Que ce soient ces sons étouffés, un cri de femme dans un parc, une sonnerie récurrente, le sifflement d’un réfrigérateur, que ce soit une voisine misérable qui garde chez elle sa mère moribonde, que ce soient des signes, des regards qui attisent la paranoïa de Lydia, tout concourt à souligner le gouffre qui sépare l’héroïne du monde qui l’englobe.
Aidée par la composition hallucinante de Cate Blanchett (sacrée meilleure actrice au dernier festival de Venise) et celle, non moins impressionnante d’ambivalence, de Noémie Merlant, le cinéaste Todd Field ("In the Bedroom","Little Children") évite de condamner son héroïne sans pour autant lisser ses zones ténébreuses.
Et pose les jalons de son histoire sans la refermer sur une vision, une interprétation unique, sème le doute plutôt que la certitude, trouble plutôt qu’il ne rassure. Même lorsque Field nous révèle que Lydia Tár s’appelle en fait Linda Tarr, et qu’elle fuit sans doute son propre passé en se transfigurant par la musique, il écarte aussitôt la tentation de plaquer sur son personnage un propos tout tracé sur les transfuges de classe.
Dans cette volonté farouche de ne pas juger ses personnages et de révéler toute la complexité de notre monde contemporain, "Tár" s’affirme comme la première grande claque cinématographique de 2023.
Rafael Wolf/ls
"Tár"de Todd Field, avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss, Mark Strong, Julian Glover. A voir actuellement dans les salles romandes.