1952, Cincinnati. Un enfant apeuré s’inquiète d’assister à sa première projection de cinéma. Son père le rassure en soulignant la magie technique du septième art, la persistance rétinienne, l’illusion du mouvement, alors que sa mère préfère évoquer la part émotionnelle des films. Le trio s’engouffre dans une salle bondée qui projette "Sous le plus grand chapiteau du monde" de Cecil B. DeMille et la caméra s’attarde sur le visage à la fois sidéré et émerveillé de l’enfant devant une scène d’accident ferroviaire.
Plus tard, après avoir reçu un train électrique miniature et une caméra super-8, le gamin, encouragé par sa mère, reproduit chez lui l’accident qu’il fixe sur pellicule, comme pour maîtriser, contrôler sa peur initiale.
En l’espace d’une séquence inaugurale prodigieuse, pour ainsi dire une scène primitive, Steven Spielberg pose l’enjeu essentiel qu’il ne cessera de décliner tout au long de sa fable autobiographique pensée moins comme un hommage au cinéma qu’un éloge à Leah et Arnold, sa mère et son père, dont les récents décès ont autorisé le réalisateur à enfin raconter sa jeunesse.
La suite de "The Fabelmans", qui s’achèvera en 1965, emmène la famille Fabelman en Arizona, puis en Californie du Nord, aiguillée par l’ascension professionnelle du père, Burt (Paul Dano), ingénieur spécialisé dans l’informatique. Alors que la vocation de cinéaste amateur du fils, Sammy (Gabriel LaBelle), s’affirme, Mitzi (Michelle Williams), la mère, ancienne pianiste qui a renoncé à sa carrière pour sa famille, vit très mal ces multiples déménagements et s’amourache du meilleur ami de son époux, Bennie (Seth Rogen).
Un apprentissage de l’image
Au sommet de son art, sans avoir plus rien à prouver, Steven Spielberg se confronte, avec une subtilité et une finesse admirables, aux figures et aux événements qui ont fait de lui ce qu’il est devenu.
Alter ego du cinéaste à l’écran, Sammy Fabelman révèle ainsi deux facettes majeures du futur auteur des plus gros succès hollywoodiens des années 1970 et 1980: l’une, connue, celle de l’artisan passionné qui exerce sur le public un pouvoir de séduction jubilatoire, ici par des films amateurs singeant le western ou le film de guerre; l’autre, plus secrète, celle d’un adolescent qui comprend la force du regard, la puissance révélatrice et dérangeante des images capables de saisir la vérité profonde des êtres.
Cette seconde facette constitue le cœur de "The Fabelmans" qui ne cesse d’égrener, sans aucune velléité narcissique, des images résonnant avec les œuvres ultérieures les plus célèbres de Spielberg. Et ce n’est pas par hasard que la découverte de l’adultère naissant de la mère passe par le visionnement d’un film de famille, tourné lors d’une escapade bucolique, film que Sammy montrera à Mitzi en l’enfermant dans un placard pour une projection cachée qui constitue le pic émotionnel du film, le point d’orgue de ce qui relie ce fils à sa mère.
"The Fabelmans" jouera continuellement sur cette dualité entre l’image réconfortante et l’image perturbatrice, la part documentaire, psychanalytique, et celle plus mythologique, fictionnelle du cinéma, dualité que Spielberg creusera tout au long de sa carrière en dissimulant avec pudeur l’origine de ses obsessions. Et, il faut le rappeler d’autant plus après le visionnement de "The Fabelmans", l’enfance chez Spielberg n’est jamais synonyme d’innocence, elle reste foncièrement mélancolique, traversée par la culpabilité et la conscience de ce qui a été perdu.
L’émancipation d’une mère
S’il s’était contenté de décrire la vocation de cinéaste de son héros, "The Fabelmans" aurait déjà été passionnant. En inscrivant cet apprentissage du cinéma dans un apprentissage plus large de la vie, avec Sammy tiraillé par ses relations complexes avec sa mère et son père, le film se hisse au rang de chef-d’œuvre.
Les figures de père, il y en aura plusieurs: le père réel, bien sûr, qu’il ne s’agira pas de juger même devant son incompréhension de l’acte créatif (tout au plus un hobby pour lui); un oncle de passage qui enseigne à Sammy la solitude de l’artiste, et le combat féroce entre la famille et l’art; jusqu’à cette brève rencontre, qui est réellement arrivée à Spielberg, avec le plus grand cinéaste de western de Hollywood, John Ford (incarné par David Lynch), le temps d’une leçon sur l’importance de l’horizon dans le cadre d’une image.
La figure de la mère, elle, sera unique, portée par l’actrice Michelle Williams, absolument prodigieuse. Une mère un peu fantasque, qui se rebelle doucement contre son statut de femme au foyer en s’évertuant à dresser une nappe en papier et des couverts en carton pour les repas, et débarrasser le tout à la poubelle. De cette douleur existentielle, ce deuil de soi-même qui pousse Mitzi dans une forme de dépression, le film puise ses scènes les plus poignantes, sans aucun recours au mélodrame. Juste le regard d’une femme prisonnière qui appelle à l’aide, et que son fils est le seul à saisir à travers le viseur de sa caméra.
"La culpabilité est une émotion gâchée" dira-t-elle à Sammy, qui devra accepter que l’émancipation de sa mère passe par un égoïsme nécessaire. Et lorsque, vers la fin de son 34e long-métrage, Steven Spielberg, à travers Sammy, dira à sa mère "Je te pardonne", sachant qu’il n’y a rien à pardonner, il faudrait plutôt entendre un "Je t’aime", le plus poignant que le cinéaste ait filmé depuis "A.I.".
Rafael Wolf/aq
"The Fabelmans" de Steven Spielberg, avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano, à voir actuellement dans les salles romandes.