Mai 2012, Festival de Cannes: encouragé par Albert Dupontel lors d’une soirée mémorable, l'acteur Jean Dujardin plonge dans le public. "Oui, je l’ai senti comme ça. En bon débile. J’ai plongé. Et je me suis retourné le pouce", livre-t-il dans l'émission "Vertigo" de la RTS dont il était l'invité spécial à l'occasion de son passage aux dernières Rencontres 7e Art à Lausanne.
La comparaison avec Sylvain Tesson s’arrête là, qui a fait une chute de huit mètres en tentant d'escalader un chalet chamoniard par une nuit d’ivresse. L’écrivain voyageur, que ses camarades de grimpe surnomment "Le chat", sera placé en coma artificiel et vivra l’enfer d’une rééducation jusqu’à cette marche, pari fait à lui-même s’il s’en sortait et qu'il raconte dans un livre paru en 2016.
Avec ce rôle de peu de mots, visage fermé et meurtri, aussi minéral que certains paysages qu’il traverse, Jean Dujardin incarne cet homme rattrapé par son orgueil. "C’est un personnage que je n’essaie pas forcément de rendre sympathique. On est dans une variation du livre. Je n’ai pas besoin de rivaliser avec ces paysages. C’est l’histoire d’une reconstruction, alors suivons cet homme. Quand je coupe du bois, que j’allume du feu, ça me suffit. Tout se passe entre les lignes. Le public n’est pas idiot, il ressent les choses", détaille l'acteur français.
"Foutre le camp" et se réapproprier un pays
Les chemins noirs de Sylvain Tesson traversent une France à l’écart du monde, "une France ombreuse protégée du vacarme", aussi éloignée que possible des écrans qui nous cernent. Et pas forcément disparue, comme l’a constaté le réalisateur Denis Imbert: "Il y avait chez moi une envie de retrouver ces souvenirs d’enfance, ces marches avec mon père. Sylvain Tesson parle de l’énergie vagabonde. J’avais envie de retrouver cette énergie et par-dessus tout, j’avais cette envie de 'foutre le camp' à l’approche de la frontière des 50 ans et de me réapproprier ce pays que je connaissais mal".
"Nous étions comme une cohorte d’alpinistes, poursuit le réalisateur, "nous déplaçant par nos propres moyens, nous marchions, et nous avions des ânes bâtés qui transportaient notre matériel, ce qui nous permettait de bivouaquer". Un tournage d’une liberté absolue, mais avec cette contrainte, et non des moindres: le temps.
L'hiver aux trousses
"Comme dans 'L’hiver aux trousses', le livre de Cédric Gras, nous étions contraints d’avancer. Nous avions neuf semaines pour faire le trajet" et filmer Jean Dujardin dans ces paysages que l’acteur juge très cinégéniques.
"Ce décor, ce sol en calcaire, le bruit des pierres, le feu qui crépite. C’est complètement fait pour le cinéma! Donc vous avez le texte de Sylvain Tesson, puis des bruits, puis du silence et les pleins sont aussi importants que les vides. Ce film est une petite ordonnance pour se faire du bien et repenser à sa condition, sa vie, sa famille. Faire le point", explique Jean Dujardin.
Un acteur d’extérieur dans "les territoires"
En cheminant par les antiques sentiers de l’Hexagone, Sylvain Tesson offre aussi une réflexion sur la langue et ce qu’elle raconte de notre époque. Ainsi du mot "territoire" qui administre, plus qu’il ne raconte le pays réel.
Denis Imbert s’est immédiatement projeté dans le récit, qui fait écho à ses préoccupations: "J’avais envie de redonner ses lettres de noblesse à cette campagne. Nous sommes plus du côté de Flaubert que des politiques. On aime dire le mot 'campagne', on n’aime pas les 'territoires'. Le philosophe-naturaliste Baptiste Morizot qui a écrit 'Manières d’être vivant' dit très bien ce besoin que nous avons de nous reconnecter à la nature".
De fait le personnage incarné par Dujardin apparaît comme un réactionnaire, empêtré dans une modernité bleuâtre, celle de nos écrans esclavagistes. Denis Imbert approuve: "Oui, le film répond à toutes ces interrogations. J’avais envie de réaliser un film qui donne de l’espace au spectateur, mais j’ai l’impression qu’il propose un voyage intérieur. Là où tout s’accélère, il propose plutôt un ralentissement". Un point de vue partagé par Jean Dujardin qui par ailleurs se voit comme "un acteur d’extérieur. C’est probablement ce qui nous réunit avec Sylvain et Denis. On est des mobiles, faits pour se déplacer. Conscients de nos jambes, de nos corps, et je sais que c’est dans le mouvement que je vis".
Le luxe du temps
Comme une rareté dans le monde très parisien du cinéma français, "Sur les chemins noirs" est donc pour son réalisateur un film de paysages et de mouvement. Réalisé avec des moyens adaptés, comme le raconte Denis Imbert: "Le plus important, c’était le temps de tournage. Nous étions à peine une dizaine, au plus proche de son parcours. Il fallait oublier les travellings. Il suffisait d’une caméra et d’un micro et je devais réussir à tourner grâce à la légèreté de ce matériel qui allait m’offrir aussi la liberté d’improvisation. Ce qui coûte cher au cinéma, c’est souvent ce qui ne se voit pas, les grues, les rails de travelling, les transports. Lorsque vous dites à un producteur que vous n’avez besoin que d’une caméra et d’un acteur, vous obtenez le temps. Neuf semaines, c’est confortable, luxueux presque pour faire un film aujourd’hui".
Tourné aux mêmes dates que le voyage entrepris par Sylvain Tesson - de septembre à novembre -, "Sur les chemins noirs" propose très peu des images aériennes que l’on attendrait d’un tel film car, souligne Denis Imbert, "comme me le disait Sylvain, le livre est une conversation entre un visage et un paysage. Filmé à l’os, centré sur Jean Dujardin".
Pierre Philippe Cadert/mh
"Sur les chemins noirs" de Denis Imbert, avec Jean Dujardin, Izia Higelin, Anny Duperey, Jonathan Zaccaï et Joséphine Japy, à voir dès le 22 mars 2023 sur les écrans romands.