Le premier plan du film s’approche de la ville de Baltimore, un soir de Réveillon. L’image est renversée, ciel en bas, immeubles en haut. Une manière immédiate de nous avertir que l’histoire à laquelle nous allons assister ne va pas simplement retourner notre estomac (le film reste très sobre à ce niveau), mais renverser notre monde et notre vision de l’humanité.
Alors que la population exulte sur fond de feux d’artifice, une trentaine de personnes sont froidement abattues par un sniper invisible. Les corps s’effondrent, les hurlements résonnent, la panique s’empare de la ville. Un préambule sidérant, d’une violence sèche, qui introduit Eleanor Falco (Shailene Woodley, également productrice ici), jeune enquêtrice arrivée vers l’immeuble dont sont issus les tirs. Le tueur en masse s’est volatilisé, ses motivations nébuleuses laissent les policiers désemparés.
Comprenant intuitivement la logique de l’assassin, Eleanor est recrutée par Geoffrey Lammark (Ben Mendelsohn), agent du FBI en charge de cette affaire. Le duo tâtonne, confronté à la logique de pouvoir de supérieurs obnubilés par les médias, et Eleanor, dépendante aux médicaments, suicidaire, asociale, interroge ses propres démons pour se rapprocher de celui qu’elle cherche à appréhender.
Des personnages abîmés
Cinéaste argentin connu pour un film à sketchs à l’humour noir décapant, "Les nouveaux sauvages", Damián Szifrón orchestre ce thriller implacable avec une mise en scène rigoureuse, sèche, âpre qui prend le temps de suivre les procédures laborieuses d’une enquête évitant pas mal de clichés inhérents au genre. Les temps forts (une tuerie dans une centre commercial montrée à travers les images de surveillance) ne dictent pas exclusivement la progression du récit qui s’attache davantage à ses personnages qu’au suspense permanent et au spectaculaire.
D’abord effacée, souvent à la marge des séquences initiales, Eleanor Falco s’affirme peu à peu comme une héroïne fascinante, fissurée, abîmée par l’existence, qui contraste idéalement avec l’agent du FBI, figure quasi paternelle dont l’intégrité est menacée par les hypocrisies de ses supérieurs.
Quant au tueur de masse, dont le titre français dévoile un peu bêtement les motivations profondes (le titre original, "To Catch a Killer", soit "Attraper un tueur", demeure bien plus suggestif), il se révèle aux antipodes d’une figure du mal quasi biblique à la John Doe dans "Seven" ou d’un cerveau supérieur digne d’un conte horrifique à la Hannibal Lecter. Juste un homme, blessé, meurtri, fatigué d’une humanité à laquelle il préfère l’image d’un troupeau de vaches jouissant paisiblement de la vie.
Une noirceur abyssale
Si "Misanthrope" apparaît moins multiple dans ses grilles de lecture que, disons, "Le silence des agneaux", il creuse tout de même quelques pistes thématiques passionnantes, comme les compromissions que la vie nous oblige à accepter, les circonvolutions artificielles du pouvoir, la violence exercée contre les animaux, le culte des armes à feu ou encore la haine profonde que peut inspirer notre espèce.
La noirceur abyssale de l’ensemble, l’ambigüité morale de l’assassin, le bouleversement intérieur vécu par l’héroïne, le parfait équilibre entre efficacité et complexité, font de "Misanthrope" un digne héritier de "Seven" et du "Silence des agneaux". Un de ces films, plutôt rares, qui vous reste en mémoire et vous colle à la peau comme du goudron.
Rafael Wolf/olhor
"Misanthrope" de Damián Szifrón, avec Shailene Woodley, Ben Mendelsohn, Jovan Adepo. A voir actuellement dans les salles romandes.