Le titre de leur oeuvre est tiré du premier ouvrage d'anatomie humaine, rédigée il y a cinq siècles. Les cinéastes et chercheurs en sciences sociales Véréna Paraval et Lucien Castaing-Taylor ont cette fois ouvert le corps et les salles d'opération au cinéma, à travers leur documentaire "De Humani Corporis Fabrica", actuellement sur grand écran.
Le duo d'anthropologues n'en est pas à sa première collaboration. Travaillant au laboratoire d'ethnographie sensorielle de l'Université de Harvard, aux Etats-Unis, ils ont notamment réalisé "Leviathan" (2012), un film expérimental sur la pêche industrielle en Amérique du Nord, ou encore "Caniba" (2017), sur et avec Issei Sagawa, accusé d'avoir tué et mangé une étudiante néerlandaise à Paris en 1981.
Leurs documentaires siègent désormais dans les collections permanentes de prestigieux musées comme le Musée d'art moderne (MOMA) à New York ou le British Museum à Londres.
Un univers inconnu
Passant de la politique budgétaire aux vaisseaux du corps humain, le documentaire aux images très crues a été réalisé dans cinq hôpitaux de la région parisienne durant plusieurs années, dans le but de plonger les spectatrices et spectateurs dans cet univers inconnu qu'est la médecine.
Le corps est l'objet, le sujet, le plus intime, qu'on connaît le plus - à travers nos sensations, nos douleurs, nos affects -, et en fait, c'est celui que l'on connaît le moins
Notre corps est pourtant "l'objet, le sujet le plus intime", connu "à travers nos sensations, nos douleurs, nos affects", explique Véréna Paravel dans le 12h45 de la RTS. Pour contrer ce paradoxe, les réalisateurs ont mobilisé des outils d'imagerie médicale pour explorer les paysages et textures à l'intérieur même des patientes et des patients.
Bagage anthropologique
Véréna Paraval est née à Neuchâtel, l'un des berceaux de l'ethnographie, en 1971. Titulaire d'un doctorat décerné par l'Université Toulouse II et d'un bagage de chercheuse et d'enseignante, la réalisatrice considère que le passé d'anthropologues de son collègue et d'elle-même leur a permis "de se faire oublier, de se fondre dans le peuple des sujets" étudiés.
Les patients ayant autorisé le tournage considéraient les cinéastes, en dehors de l'équipe médicale, comme des "compagnons" et des "alliés", surtout lors des anesthésies, "le moment où on échappe à sa propre conscience". Véréna Paraval estime que leur présence devenait alors rassurante.
Du côté des médecins, ces derniers étaient si concentrés face à "un corps ouvert", un "morceau de chair à réparer", que la présence de caméras n'était plus priorisée, permettant aux réalisateurs de saisir les échanges cathartiques des soignants dans le bloc opératoire.
Une vision réaliste
Ce documentaire est "une vision assez réaliste" du métier, estime Frédéric Ris, professeur en chirurgie viscérale aux Hôpitaux universitaires genevois (HUG). Il permet de projeter le grand public "dans des images absolument hallucinantes de l'intérieur du corps humain", détaille-t-il samedi dans l'émission Forum.
Face aux réticences à visionner des séquences d'opération, parfois crues, le chirurgien évoque deux aspects: la fascination pour le corps humain et sa "perfection", mais aussi la confrontation à la mort, à la maladie, pouvant provoquer du dégoût. Il s'agit pourtant du quotidien du corps médical. La dualité entre un geste banal, de soin et donc d'amour, mais aussi de violence inouïe - pénétrer dans le corps d'une personne - est bien représentée dans le film, estime le spécialiste.
La seule dimension politique observée dans "De Humani Corporis Fabrica" par Frédéric Ris est le fait qu'à l'intérieur, quelle que soit la couleur de peau ou l'appartenance religieuse, les humaines et les humains sont "rouges, roses et jaunes", "tous pareils et tous beaux", conclut-il.
Propos recueillis par Cecilia Mendoza et Anne Fournier
Adaptation web: Mérande Gutfreund