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"Pauvres créatures" revisite Frankenstein à l'aune du féminisme

Emma Stone dans "Pauvres créatures" de Yorgos Lanthimo. [20th Century Studios]
Emma Stone dans "Pauvres créatures" de Yorgos Lanthimo. - [20th Century Studios]
La nouvelle extravagance du cinéaste Yórgos Lánthimos suit l’émancipation d’une femme-enfant (Emma Stone) qui découvre le monde en même temps que sa sexualité. Dominé par des créatures monstrueuses et porté par un univers rétrofuturiste à l’esthétique appuyée, le résultat s’emprisonne dans sa propre bulle.

On avait découvert Yórgos Lánthimos lors du festival de Cannes 2015 avec son troublant "The Lobster", fable loufoque et dystopique dans laquelle toute personne célibataire était sommée de trouver son âme sœur en 45 jours sous peine d’être transformée en animal. Constamment menacé de s’enfermer dans son concept, le film parvenait malgré tout à se laisser dériver avec ses personnages et à dépasser le cadre de son programme initial.

En dépit de son Lion d’Or à Venise et de nombreuses critiques dithyrambiques, "Pauvres créatures" n’échappe pas à la cage dorée qu’il s’applique à édifier autour de son projet pourtant passionnant sur le papier.

La créature du Dr. Godwin

Le récit débute à Londres, à l’époque victorienne. Un étudiant en médecine devient l'assistant d’un scientifique au visage atrocement déformé, le Dr. Godwin Baxter (Willem Dafoe), et s’amourache de Bella (Emma Stone, également productrice du film), pupille excentrique du chirurgien. Il apprend que la jeune femme, au tempérament sauvage et infantile, a été retrouvée par le docteur après son suicide, alors qu’elle était enceinte de huit mois, et ressuscitée grâce à l’opération du scientifique qui lui a greffé le cerveau de son propre fœtus.

Sans souvenirs de sa vie antérieure, Bella apprend laborieusement le langage, les manières en société, avant de s’intéresser à son corps et à sa sexualité. Désireuse de découvrir le monde, elle s’évade du laboratoire de son père symbolique en compagnie de Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un avocat fourbe et excellent amant.

S’en suit l’éducation sexuelle et mondaine de l’héroïne qui traverse Lisbonne, Alexandrie, Paris (la tour Eiffel est en pleine construction, nous sommes donc aux alentours de 1888), s’extasie de ses premiers orgasmes, formule des idées féministes, puis choisit de devenir une prostituée dans un bordel parisien.

>> A voir: le débat cinéma de l'émission Vertigo autour du film "Pauvres créatures" de Yórgos Lánthimos :

Débat cinéma: "Pauvres créatures" de Yorgos Lanthimos
Débat cinéma: "Pauvres créatures" de Yorgos Lanthimos / Vertigo / 6 min. / le 17 janvier 2024

Un récit d’émancipation

Dominé par un formalisme exacerbé qui alterne noir et blanc et couleurs, formats de cadre carrés ou plus larges, dans une esthétique rétrofuturiste semblable au steampunk, "Pauvres créatures" s’impose comme une relecture féministe du "Frankenstein" de Mary Shelley. Entre un amant jaloux et misogyne, un docteur démiurge et asexué, un ancien mari brutal et monstrueux et un étudiant naïf et amoureux, Bella est encerclée par des hommes dont elle cherche à s’affranchir pour reprendre possession de son corps, de sa liberté, de son identité.

En soit, on ne pourra être que séduit par cette dimension contemporaine, renforcée par la candeur ingénue d’une Emma Stone particulièrement époustouflante dans les scènes où elle explore sans morale ni mesure son désir comme ses sens. D’autant plus que le cinéaste suggère la parenté entre Bella et Diogène, posant son héroïne comme une figure cynique (au sens philosophique) qui affronte la société et les humains sans aucun filtre de bienséance. Quant aux rapports entre humains et animaux, flirtant avec des expérimentations hybrides à la "Freaks" de Tod Browning, il aurait pu passionner s’il ne se réduisait pas à une farce inconséquente.

Un cinéma verrouillé de l’intérieur

Le problème du film ne réside pas tant dans le propos que Yórgos Lánthimos assène avec une subtilité de pachyderme, mais bien dans l’enfermement progressif du cinéaste qui se noie dans son univers formel et narratif aussi captivant à regarder qu’une boule à neige (les multiples images bombées, à la fish eye, renforcent cette sensation).

Un cinéma ostentatoire et verrouillé de l’intérieur, enfermé dans sa propre bulle d’autosatisfaction, qui prend le prétexte du conte baroque pour surligner tout ce que son public est censé comprendre, éprouver, admirer.

L’artifice permanent ne ricoche que contre lui-même en produisant un son bien creux. Certes, c’est joli à contempler, la moindre image est ciselée avec un soin d’orfèvre, mais l’ensemble rappelle finalement moins la folie maniériste du "Querelle" de R. W. Fassbinder que le cinéma périmé, chic et toc, de Caro et Jeunet ("Delicatessen", "La cité des enfants perdus").

Rafael Wolf/sc

"Pauvres créatures" de Yórgos Lánthimos, avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo. Au voir dans les salles romandes depuis le 17 janvier 2024.

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