"Le passé est un pays étranger. On fait les choses autrement là-bas". La phrase inaugurale du "Messager" (1971) de Joseph Losey, dont "May December" reprend la musique obsédante de Michel Legrand, pourrait tout aussi bien s’appliquer au film de Todd Haynes. Ce passé, enfoui comme un palimpseste, imprègne en effet chaque image de cette histoire située dans le décor intemporel et éthéré de Savannah.
C’est là qu’Elizabeth Berry (Natalie Portman), star hollywoodienne, rencontre celle qu’elle s’apprête à incarner dans une production indépendante. Son modèle, Gracie Atherton (Julianne Moore), mène une existence tranquille avec son époux, Joe Yoo (Charles Melton), de vingt-trois ans son cadet, et leurs trois enfants.
Le vernis de cette famille apparemment heureuse se craquelle au fur et à mesure que l’actrice interroge le couple sur son passé. Il faut dire qu’une vingtaine d’années auparavant, Gracie a purgé une peine de prison pour avoir été surprise en train de faire l’amour avec son futur époux, alors âgé de treize ans.
Une puissance vénéneuse
S’inspirant du scandale provoqué par une enseignante trentenaire qui a abusé de son élève de douze ans avant de se marier avec lui, "May December" joue sur deux tableaux simultanés qui insufflent au résultat toute sa puissance vénéneuse: d’un côté, une affaire de mœurs pédophiles; de l’autre, un portrait d’une actrice en quête de vérité. Avec, au cœur de ce récit oscillant entre la satire ironique, le mélodrame familial et la comédie grinçante, l’idée d’une réalité qui se dérobe sans cesse, écrasée sous le poids des multiples projections.
Les nombreuses scènes où Natalie Portman et Julianne Moore se retrouvent côte à côte, la première imitant les attitudes, le phrasé de la seconde, donnent lieu à des moments de cinéma vertigineux. Pour autant, le duel tragicomique entre les deux comédiennes, qui peut faire penser à une version sitcom du "Persona" de Bergman, joue moins la carte un peu attendue de l’actrice vampirisant son modèle que celle d’un transfert grotesque, Elizabeth reportant sur Gracie ses désirs de transgression superficiels.
L’allégorie de la chrysalide
De Gracie, inconsciente de la portée de ses actes passés, à Joe, dont la vie est réduite à une histoire sur laquelle il n’a aucune maîtrise, en passant par Elizabeth, qui prétend vouloir atteindre une hypothétique vérité cachée alors qu’elle ne fera que juger et mimer son modèle, "May December" épingle des êtres irrémédiablement enfermés dans leur propre bulle hermétique.
Creusant avec un humour vachard, le gouffre qui sépare la fiction de la réalité, l’actrice de la femme, le personnage de la personne, le film présenté au dernier Festival de Cannes révèle un monde où les projections plus ou moins fantasmées se fracassent contre la surface d’une réalité dont personne ne peut saisir la profondeur véritable.
Il existe autant de différences entre l’histoire de Gracie et ce qu’il en adviendra dans le film basé sur sa vie qu’entre une chenille et un papillon. On est d’ailleurs en droit de percevoir dans l’image récurrente d’une chrysalide, que Todd Haynes sème tout au long de son film, une allégorie du personnage de Joe, victime ignorante toujours coincée entre l’enfance et l’âge adulte, ainsi qu’une métaphore de ce qui sépare la réalité de sa représentation. Reste à savoir qui, du réel ou de la fiction, s’apparente à la chenille ou au papillon.
Rafael Wolf/olhor
"May December" de Todd Haynes, avec Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton. A voir dans les salles romandes depuis le 24 janvier 2024.