Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Hollywood. Producteur historique de presque tous les films de Clint Eastwood depuis 1976, le studio de la Warner a décidé de sortir son nouveau, et peut-être dernier, film en catimini, sans campagne promotionnelle.
A peine cinquante salles aux Etats-Unis, une misère en regard de l’importance du cinéaste, 94 ans, visiblement "puni" pour l'insuccès de ses derniers longs métrages, "Cry Macho" et "Le cas Richard Jewell". Une ingratitude honteuse qui ne devra pas éclipser l'excellence de "Juré N°2", film de procès aussi troublant que passionnant.
Un héros tiraillé
Alors que sa femme attend leur premier enfant, Justin Kemp est choisi pour être le juré N°2 dans un procès pour homicide très médiatisé, et politiquement décisif. La procureure Faith Killebrew compte bien faire condamner l'accusé afin de stimuler sa campagne électorale. L'accusé, James Sythe, dealer notoire au passé violent, est soupçonné d'avoir assassiné sa compagne, Kendall Carter, retrouvée morte au bas d'un pont, après une dispute dans un bar. Très rapidement, Justin se rend compte qu'il se trouvait dans le même bar la nuit du drame et que le cerf qu'il croyait avoir percuté en rentrant chez lui sous une pluie battante n'était peut-être pas un cerf.
Situé dans la ville de Savannah, en Géorgie, où Clint Eastwood avait déjà réalisé son autre film de procès, le mémorable "Minuit dans le jardin du bien et du mal", en 1997, "Juré N°2" creuse le dilemme moral de son héros, qui s'interroge sur sa responsabilité dans cette affaire sordide avant de se demander comment innocenter l'homme qu'il est censé juger.
Complexe et méticuleux
D'emblée, le film épate par la méticulosité avec laquelle il décrit la procédure judiciaire. Du choix des jurés au procès lui-même, en passant par les délibérations prolongées (on songe aux "Douze hommes en colère" de Sidney Lumet), le récit prend le temps de développer toute la complexité d'une institution où l'humain est trop souvent jugé pour ce qu'il est, ou paraît être, plutôt que pour ce qu'il a réellement fait. Avec, au cœur du scénario, une question hautement ambiguë qui interroge les notions de vérité et de justice, ici plus opposées que synonymes.
"Juré N°2" s'avère encore plus captivant dès lors qu'il évite les clichés apparents au début de l'intrigue pour dévoiler les paradoxes et les contradictions que chaque personnage véhicule. Ainsi, la procureure, montrée comme une arriviste prête à tout pour atteindre son but, se met à douter du bien-fondé de son raisonnement au cours de l’histoire. L’un des membres du jury, le plus vindicatif et buté, révèle des raisons parfaitement compréhensibles pour vouloir envoyer l’accusé en prison.
Enfin, Justin Kemp lui-même, sorte de gendre idéal au début du film, s’avère rattrapé par un passé d’alcoolique qui oriente ses choix, davantage guidés par des intérêts personnels que par des obligations morales. Le héros et sa compagne Ally se retrouvent qui plus est comparés au couple James Sythe/Kendall Carter, désigné moins comme un contrepoint que comme un miroir à peine déformant.
Une fluidité cristalline
Soutenu par la fluidité cristalline de sa mise en scène, qui unit dans un mouvement commun les facettes les plus troubles de l’humanité, "Juré No.2" prouve une nouvelle fois la capacité unique de Clint Eastwood à enrichir et ramifier les enjeux dramaturgiques de scénarios a priori cousus de fil blanc.
Fascinant de bout en bout, le résultat s’affirme comme le meilleur film du cinéaste depuis près de dix ans et laisse espérer que ça ne devienne pas le dernier.
Rafael Wolf/sf
"Juré No.2", de Clint Eastwood, avec Nicholas Hoult, Toni Collette, Kiefer Sutherland et J.K. Simmons. A voir dans les salles romandes depuis le 30 octobre 2024.