Bucarest, de nos jours. Angela (Ilinca Manolache), une assistante de production, qui travaille comme une bête de somme pour un salaire misérable, est chargée de trouver des personnes pour un film sur la sécurité au travail commandé par une multinationale allemande. Problème: l'ouvrier retenu révèle que son accident est dû aux négligences de cette fameuse multinationale.
Parallèlement, Angela poste pendant son périple des stories Instagram où, affublée d'une moustache et d'un crâne chauve, elle singe l'obscénité misogyne de l'influenceur masculiniste Andrew Tate, arrêté en Roumanie et inculpé de traite d'êtres humains et de viol. Qui plus est, elle croise le chemin de Dorina Lazar, une actrice qui jouait dans un film roumain de 1981, "Angela Goes On" de Lucian Bratu.
Une énergie débordante
Empruntant son titre ironique à une phrase du poète polonais Stanislaw Jerzy Lec, "N'attendez pas trop de la fin du monde" nous plonge d’emblée dans un maelstrom vertigineux de références littéraires, cinématographiques, philosophiques. Volontairement épais dans sa durée, près de deux heures quarante, le film sorti le 1er mai travaille une forme éclatée qui alterne les images en couleur de ce vieux film roumain avec le présent, tourné dans un noir et blanc granuleux.
D'abord déroutant, ce montage finit par créer un dialogue souterrain entre la Roumanie présente et passée, incarné par ces deux Angela au cœur d'un récit qui épouse l'énergie foutraque et débordante de son héroïne. Une sorte de Cendrillon déglinguée qui passe son temps à mâcher du chewing-gum, à répliquer aux automobilistes qui l'insultent et à se moquer du virilisme exacerbé sur les réseaux sociaux.
Un patchwork corrosif
Résolument iconoclaste, Radu Jude fustige la vulgarité de notre époque écrasée sous le poids du capitalisme et brosse un portrait désabusé de la Roumanie dans cette œuvre à l'ironie jubilatoire et à la liberté folle. Avec un sens exacerbé de la caricature, le cinéaste passionne d'autant plus qu'il jongle volontiers avec des images impures (esthétique Instagram, imagerie publicitaire), comme il l'avait déjà fait dans "Bad Luck Banging or Loony Porn" (2021) où tout partait d'une sextape tournée par une enseignante bientôt laminée par des parents d’élève.
En résulte un film génial, proche du patchwork corrosif où la comédie noire rejoint la satire punk, le road-movie, le documentaire et la farce subversive. Des oeuvres aussi singulières, radicales, excessives que "N'attendez pas trop de la fin du monde", ça ne court pas les salles de cinéma. Raison de plus pour se précipiter sur cette pépite rare qui promet un voyage mouvementé en territoire roumain.
Rafael Wolf/ld
"N'attendez pas trop de la fin du monde" de Radu Jude, avec Ilinca Manolache, Nina Hoss, Katia Pascuriu, Uwe Boll. A voir dans les salles romandes depuis le 1er mai 2024.
Durant le mois de mai, la Cinémathèque suisse de Lausanne consacre une rétrospective à l'oeuvre du cinéaste roumain Radu Jude.