"Shining" de Stanley Kubrick, une fiction qui inscrit l'horreur au rang d'art

Grand Format

Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM

Introduction

"Shining" de Stanley Kubrick sorti en 1980 est un film emblématique du 7e art. Ce long métrage d'horreur adapté d'un roman de Stephen King a fait trembler des générations et fait craindre à jamais les séjours en montagne. Il est à voir ou revoir dans sa version "extended cut" le 22 novembre au Capitole à Lausanne.

Chapitre 1
Un thriller de Stephen King

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"Shining" est un film d'horreur sorti en 1980. Il éclaire non seulement l'œuvre du romancier Stephen King, mais il ajoute un chef-d'œuvre de plus au réalisateur Stanley Kubrick, tout en propulsant Jack Nicholson dans le royaume des superstars.

A l'écran: Jack Nicholson donc, mais aussi Shelley Duvall et Danny Lloyd pour incarner les personnages de ce thriller pour le moins malaisant dans l'hôtel Overlook en montagne, accroché aux nuages, construit sur un ancien cimetière indien et hanté par les fantômes.

Comme à son habitude, Stanley Kubrick travaille sur des thèmes qui lui sont chers: l'enfermement, la folie, la désintégration de la famille. A travers de nombreuses métaphores stylistiques, il s'empare d'un récit de fantômes et livre une histoire si touffue qu'elle alimente tous les fantasmes possibles.

Chapitre 2
Une histoire de folie

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Jack Torrance, alcoolique en voie de guérison, emmène sa femme Wendy et leur fils Danny vivre à l’Overlook, un palace des Rocheuses, un hôtel désert en hiver, dans un lieu complètement isolé, dont il doit être le gardien. Mais la mort rôde. Le gardien d'avant, devenu subitement fou, a massacré sa femme et ses deux filles jumelles à coups de hache.

Lisa et Louise Burns dans une scène sanglante du film "The Shining" de Stanley Kubrick en 1980. [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]
Lisa et Louise Burns dans une scène sanglante du film "Shining" de Stanley Kubrick en 1980. [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]

Danny, qui possède un don de médium, le Shining, pressent le danger. Il est le premier à avoir la vision des meurtres sanglants commis dans cet hôtel. Au fil des semaines, chaque membre de la famille souffre d'hallucinations sous une forme ou une autre. C'est le père de famille, Jack, qui en est le plus durement touché. Il entame une lente et inexorable descente vers la folie.

Bien qu’il refuse de le reconnaître, son comportement devient sans cesse plus violent et déroutant. Préoccupée par le renfermement de Danny et la conduite irrationnelle de Jack, Wendy quant à elle frôle l'hystérie.

Chapitre 3
Kubrick-King, une relation houleuse

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A l'époque, le réalisateur Stanley Kubrick se remet péniblement du plus gros échec de sa carrière: "Barry Lyndon", sorti en 1975. Et puis, il a ce regret patent de ne pas avoir fait "L'exorciste". C'est William Friedkin qui l'a sorti en 1973, battant des records d'entrées.

En 1978, quand il veut se lancer dans un nouveau projet, Stanley Kubrick est donc déterminé à prendre sa revanche et, certain de pouvoir faire mieux que Friedkin, aimerait s'ingénier à montrer la dégradation mentale d'un personnage. Et cela tombe bien, car un roman vient de sortir et traite justement de dégradation mentale: "The Shining", troisième roman de Stephen King, un écrivain encore méconnu.

>> Ecouter l'émission Travelling consacrée à "The Shining" :

SHINING, STANLEY KUBRICK, 1980. [AFP - © Warner Bros - Hawk Film / Collection ChristopheL]AFP - © Warner Bros - Hawk Film / Collection ChristopheL
Travelling - Publié le 17 novembre 2024

Stanley Kubrick adore le livre. Le récit, les idées et la structure du roman sont plus imaginatifs que tout ce qu'il a lu dans le genre. Cela ferait un film merveilleux. Il le voit déjà. Mais il faut d'abord obtenir l'accord de l'écrivain.

Stephen King est donc approché par Kubrick, qui l'appelle un matin. Mais la conversation est houleuse et tourne court. Stephen King sera rejeté du processus créatif. Il ne travaillera pas sur l'adaptation et refusera même que son nom paraisse au générique du film.

Je suis partagé. J'ai dû voir le film quatre fois (...) je pense qu'il y a plein de choses dans le film qui sont impeccables et magnifiques et merveilleuses et d'un autre côté, il y a des fois où je pense que j'aurais dû héroïquement envoyer une grenade à la gueule de Stanley Kubrick. 

Stephen King interviewé dans The David Letterman Show en 1980

Chapitre 4
La haine d'un père pour son fils

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Puisqu'il est en désaccord avec Stephen King pour écrire le scénario de son film, Stanley Kubrick fait appel à une écrivaine, Diane Johnson, qui a écrit "The Shadow Knows" en 1975 et dont Kubrick voulait peut-être faire un film. Elle accepte le projet. Le scénario s'écrit à quatre mains, en parfaite harmonie.

L'idée de Kubrick est d'enfermer le personnage de Jack dans sa folie. Ils parlent aussi philosophie, psychanalyse. Les conversations mêlent Freud, le roman gothique victorien ou la question du sublime.

Jack Nicholson et Danny Lloyd sont père et fils dans "Shining" (1980). [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]
Jack Nicholson et Danny Lloyd sont père et fils dans "Shining" (1980). [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]

Il se demandent comment susciter la peur. Ensemble, ils épurent le récit. A tel point qu'il ne reste presque plus rien du passé des personnages et de l'hôtel Overlook et toutes les scènes en dehors de ce dernier sont réduites au minimum. Il ne reste que le squelette de l'histoire et les personnages principaux Et la fin est aussi radicalement différente: ça brûle chez King, ça gèle chez Kubrick.

Pour Diane Johnson, scénariste, le thème de "Shining" est l'histoire de la haine d'un père envers son fils. Et en cela, le "Shining" de Stanley Kubrick est résolument différent de celui de Stephen King.

Chapitre 5
Un cinéaste qui impose son style

Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS.

Dès ses premiers films, Stanley Kubrick impose son style qui consiste à exploser tous les cadres connus des genres pour en faire une peinture, une fresque tragi-comique de la nature humaine et de la folie du monde. Quel que soit le genre dans lequel Kubrick exerce - thriller, comédie de mœurs, péplum, science-fiction -, il ne respecte aucun code.

Quand il fait une comédie de mœurs, il fait "Lolita". Quand il fait un film de science-fiction, il fait "2001, l'odyssée de l'espace". Quand il fait un film de guerre, il fait "Dr Folamour", "Full Metal Jacket" ou encore "Les sentiers de la gloire".

Stanley Kubrick. [Photononstop/AFP]
Stanley Kubrick. [Photononstop/AFP]

Stanley Kubrick est surtout le cinéaste de la folie, en témoignent "2001, l'odyssée de l'espace", "Orange mécanique" et "Shining". Lui-même est décrit comme très pointilleux, un maniaque du détail qui travaille sur toutes les étapes de la production, casting, musique, costumes, décors, éclairages, et qui impose au producteur sa vision unique.

Et quand, pour le rôle de Jack Torrance dans "Shining", Stanley Kubrick demande "le plus grand acteur de cinéma d'aujourd'hui", à savoir Jack Nicholson, ce dernier accepte immédiatement.

Chapitre 6
Un tournage sous pression

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Le tournage s'étale sur une année, de mai 1978 à avril 1979. Les comédiennes et comédiens travaillent toujours sous pression. Stanley Kubrick fait jouer les scènes à répétition, poussant les actrices et les acteurs dans leurs retranchements, jusqu'à l'extrême limite de leurs capacités, jusqu'à exposer leurs fêlures. Quitte à les traumatiser, quitte à les blesser.

Mais le réalisateur, malgré sa réputation, n'est pas qu'un sadique. Certes, il pousse ses collaborateurs, ses comédiennes et ses comédiens à bout pour la bonne cause, mais il a aussi des égards et sait faire attention.

Pour Danny Lloyd, le petit garçon de six ans, sélectionné pour sa capacité à se concentrer pendant de longues périodes, le tournage de "Shining" va être une fête. Il devient la mascotte de l’équipe. Il est chouchouté.

Le tournage respecte la loi: Danny Lloyd ne peut tourner que vingt minutes par heure et pas toutes les heures, ce qui nécessite un planning aux petits oignons. Par ailleurs, le petit garçon n'est jamais en contact avec les éléments effrayants du film.

Chapitre 7
Le vrai-faux hôtel Overlook

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En 1978, soit bien avant le début du tournage, le décorateur Roy Walker est envoyé par Stanley Kubrick pendant des mois pour sillonner l'Amérique et photographier des hôtels, des appartements, des bureaux et toutes choses qui peuvent servir de références.

Roy Walker photographie des centaines d'endroits, les montre au réalisateur. Une fois le choix fait, des dessinateurs travaillent les photos en respectant exactement l'échelle des bâtiments. On commence ensuite à construire les décors en studio, au nord de Londres, dans les studios d'Elstree. C'est là qu'on construit également le labyrinthe et la maquette du labyrinthe qui fait encore rêver les amoureux de Stanley Kubrick.

L'hôtel Overlook du film est basé sur l'Hôtel Ahwahnee, dans les montagnes Yosemite en Californie, et les intérieurs sont reconstitués presque à l'identique. Quant aux toilettes, rouge sang, dans lesquelles prend place une scène importante du film, elles sont inspirées par celles dessinées par le célèbre architecte Frank Lloyd Wright que le décorateur a trouvées à Phoenix, Arizona.

Chapitre 8
Une révolution technique

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On tourne beaucoup. Stanley Kubrick est connu pour ses prises nombreuses. Pour la scène de la bagarre dans l'escalier, il lui faut plus de trois semaines et huitante-sept prises. Shelley Duvall est au bord de la crise de nerf.

Pour mettre les comédiens et comédiennes dans l'ambiance, Stanley Kubrick fait voir à son équipe d'autres films: "Eraserhead", "Rosermary's Baby" et "L'exorciste".

Pour ce tournag, une nouveauté technique permet à Stanley Kubrick d’être au plus près de ses acteurs: une steady cam, une caméra placée sur un système de harnais et d'équilibrage qui permet à un opérateur-porteur de se déplacer avec la caméra montée sur son corps, mais tenue à distance devant lui par des amortisseurs et des suspenseurs conçus pour maintenir la stabilité de l'image quand on se déplace.

La caméra devient le prolongement articulé, souple, du corps de l'opérateur. L'opérateur peut alors courir ou marcher. "Shining" est tourné presque exclusivement en steady cam. C'est avec cet appareil que Kubrick et son chef-opérateur traquent le petit Danny s'éloignant sur son tricycle dans les couloirs de l'hôtel et c'est aussi avec cet appareil qu’ils filment le labyrinthe, motif vital de la folie et métaphore du temps, introduit dès la première visite de l’hôtel, et rappelé de manière insistante sur les moquettes sur lesquelles joue l’enfant.

"The Shining" de Stanley Kubrick en 1980. [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]
"The Shining" de Stanley Kubrick en 1980. [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]

Quant au labyrinthe de feuillage, à l'extérieur de l'hôtel, il est entièrement construit en studio. La neige est fabriquée à partir de centaines de kilos de sel et de billes de polystyrène.

Chapitre 9
Le succès d'un huis clos familial

Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM

Plus de vingt millions de dollars, plus d'une année de tournage et une année de montage sont nécessaires pour Stanley Kubrick, pinailleur de génie qui fait venir, par camions entiers, les rushs jusqu'à sa maison pour procéder au montage définitif. Le film "Shining" sort en 1980. Il est tout de suite terriblement critiqué. Il est long (144 minutes).

Après les premières projections américaines, Kubrick procède lui-même à des coupes. Il réduit encore le film à 119 minutes pour l'Europe. Mais rien n'y fait. Le public en 1980 n'adhère pas. Ou peu. Du moins dans un premier temps. Le film est même nommé à deux reprises aux Razzie Awards, le pendant nul des Oscars. Razzie de la pire actrice pour Shelley Duvall et razzie du pire réalisateur pour Stanley Kubrick.

Mais la critique y voit quelque chose. Interdit aux moins de 16 ans, le film porte avec lui une odeur de soufre, de malaise, d'horreur qui attire un public jeune. Et c'est comme cela qu'il devient petit à petit un succès. Car il marque des générations de spectatrices et de spectateurs, Stanley Kubrick ayant réussi l'exploit de montrer l'horreur absolue.

Danny Lloyd dans "Shining" en 1980. [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]
Danny Lloyd dans "Shining" en 1980. [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]

Quoi de plus horrible que la transformation d'un proche en assassin, d'une mère exemplaire en bourreau, d'un enfant en petit monstre visionnaire des fantasmes de ses parents. Ce huis clos familial crée une tension implacable et Stanley Kubrick maîtrise à la perfection l'utilisation de tous les sous-entendus où chacun est à égalité.

Le père brandit une hache, la mère une batte de base-ball, le fils est le récepteur et projecteur de l'arme la plus terrible: la connaissance de l'âme de ses parents.

Une scène du film "Shining" de Stanley Kubrick (1980). [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]
Une scène du film "Shining" de Stanley Kubrick (1980). [Collection ChristopheL via AFP - WARNER BROS - HAWK FILM]

Reste que "Shining" n'est qu'une variation du thème de la maison hantée, mais pour Kubrick, plus profane et moins manichéen que Stephen King, le mal est une notion qui peine à être définie, presque inexistante. L'homme n'est victime que de lui-même, de sa cupidité, de son égoïsme et de ses contradictions. Pas étonnant que le film n'ait pas plu à l'écrivain à l'origine de tout, Stephen King.

"Shining" (Extended Cut) (144 minutes) de Stanley Kubrick est à voir en projection unique au Capitole de Lausanne, le 22 novembre 2024, dans le cadre des vendredis de la peur organisés par la Cinémathèque suisse.