"The Big Lebowski" des frères Coen, comédie dramatique entre le polar et le burlesque

Grand Format

Collection ChristopheL via AFP

Introduction

Le 28 mars, la Cinémathèque suisse mettra le Dude à l'honneur au Capitole de Lausanne en projetant "The Big Lebowski" (1998). Le film des frères Coen sera suivi d'une partie festive qui promet une ambiance aussi folle que celle du film. En attendant d'y déguster un White Russian, retour sur l'histoire d'une oeuvre culte.

Chapitre 1
L'histoire d'un quiproquo

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L'histoire de "The Big Lebowski" se passe à Los Angeles en 1991.

Jeffrey Lebowski (Jeff Bridges), plus connu sous le nom du Dude (ou le Duc, en version française), est un chômeur entre deux âges, fumeur de pétards et amateur de bowling. Un jour, un événement inattendu vient bousculer sa routine: il est confondu avec un millionnaire s'appelant lui aussi Jeffrey Lebowski (David Huddleston) dont l'épouse-bimbo, Bunny (Tara Reid), a contracté une dette considérable auprès d'un roi de la pornographie de Malibu.

Le prenant pour l'autre Lebowski, des hommes de main tentent d'extorquer de l'argent au Dude et urinent sur son tapis. En cherchant réparation auprès de son homonyme - un tapis neuf -, le Dude est recruté comme détective privé par ce millionnaire.

Entrent alors petit à petit dans la danse un cowboy narrateur à l'esprit lent, une artiste féministe à la recherche d'un donneur de sperme, un jeune voleur de voiture en train de rater ses études et le partenaire de bowling du Dude, Walter, son meilleur ami, vétéran du Vietnam et maniaque des armes à feu.

Chapitre 2
Un style inventif

Collection ChristopheL via AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT

"The Big Lebowski" est le septième film de Joel et Ethan Coen. Les deux frères arrivent au cinéma par la voie marginale mais créative des films d'horreur à petit budget. Joel monte "Evil Dead" en 1983 de Sam Raimi, un de leurs amis d'enfance. Ensuite, toujours pour Sam Raimi, il écrit avec Ethan le scénario de "Mort sur le grill" en 1985. Les voilà lancés.

Les frères Coen se distinguent d'emblée par leur style inventif. Ils s'autorisent les effets de cadrage les plus extravagants, mais possèdent aussi une connaissance achevée de la grammaire du cinéma.

Les réalisateurs Joel Coen et Ethan Coen. [Collection ChristopheL via AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT]
Les réalisateurs Joel Coen et Ethan Coen. [Collection ChristopheL via AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT]

Les variations dont ils sont capables illustrent leur volonté de traiter chaque situation et chaque personnage de la façon la plus appropriée visuellement, afin de raconter les histoires dont, la plupart du temps, la logique et le sens sont nimbés de mystère et de fantaisie.

En 1991, les frères Coen, tout auréolés du succès de "Barton Fink", mais également de celui de "Fargo", prix de la mise en scène au Festival de Cannes et Oscar de la meilleure actrice, trouvent des producteurs près à financer le projet "Big Lebowski" pour quinze millions de dollars. Ils se lancent en 1997 dans l'aventure.

>> Ecouter l'émission Travelling sur le film "The Big Lebowski" :

The Big Lebowski, Joel et Ethan Coen, 1997. [AFP - 7e Art/Polygram Filmed Entertain / Photo12]AFP - 7e Art/Polygram Filmed Entertain / Photo12
Travelling - Publié le 24 mars 2024

>> Consulter le grand-format consacré à "Fargo" : "Fargo", de la neige et du sang

Chapitre 3
Une histoire à la Raymond Chandler

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Dans sa grande variété, l'œuvre des frères Coen ne perd cependant jamais sa cohérence. Ils font des comédies burlesques, humoristiques. Leurs films libèrent la vision grotesque d'une Amérique rurale peuplée d'individus rustres ou stupides.

"The Big Lebowski" n'échappe pas à la règle. Le scénario s'appuie sur un malentendu: des voyous à la recherche d'un homme couvert de dettes s'en prennent au mauvais gars. Ce premier quiproquo en entraîne d'autres, permettant aux frères Coen de radiographier la société de Los Angeles.

"The Big Lebowski" ressemble à "The Big Sleep" ("Le grand sommeil") de l'écrivain américain Raymond Chandler (1888-1959) et son détective archétypal Philip Marlowe. Les frères Coen ont conservé de Chandler une aptitude du récit, la marque d'une histoire qui ne progresse pas et dans laquelle on s'empêtre. Une histoire qui tourne en rond, mais qui finit plutôt bien. Et pour que ce soit moderne, Joel et Ethan décident de situer leur histoire à Los Angeles, dans différents endroits de la ville, avec différentes classes sociales.

>> A lire: le grand-format consacré à l'adaptation cinématographique du "Grand sommeil" : "Le grand sommeil" de Howard Hawks, film noir culte

Portrait de l'écrivain américain Raymond Thornton Chandler (1888-1959). [Leemage via AFP]
Portrait de l'écrivain américain Raymond Thornton Chandler (1888-1959). [Leemage via AFP]

Pour souligner encore "l'effet Chandler", les Coen privilégient l'utilisation d'un narrateur en voix off, comme si quelqu'un commentait l'histoire, d'un point de vue omniscient avec un côté truculent.

La structure générale du film est pour sa part très influencée par les romans noirs de Chandler. Pour Joel Coen, la place accordée au bowling dans le film "devait être importante afin de refléter la période de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Cela donne au film un côté rétro et légèrement anachronique qui nous renvoie à une époque pas si lointaine, mais qui est néanmoins bel et bien révolue", soulignait-il dans un making-of du film.

Chapitre 4
Des personnages hors normes

Collection ChristopheL via AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT

Ce que proposent les frères Coen dans "The Big Lebowski": un rien qui devient un tout, avec des imbéciles heureux. Dans leur film, tout le monde est crétin, tout le monde est dépassé et le héros de l'histoire déploie tout son génie pour intoxiquer ceux qui l'approchent et démontrer que la connerie est la chose la plus répandue et la plus contagieuse au monde.

De toute évidence, Joel et Ethan Coen ont une prédilection pour les personnages hors normes. Ce goût pour la différence les éloigne une fois de plus du cinéma hollywoodien actuel. Les Coen ne s'intéressent ni à la perfection ni à la mode, sinon pour les ridiculiser. Les cinéastes ont un penchant pour les contraires, des personnages hauts en couleur, gros et grossiers, dont ils aiment à exagérer la spontanéité. Des personnages toujours inspirés de personnes réelles qu'ils ont croisées à un moment donné.

Jimmie Dale Gilmore, Jeff Bridges, John Goodman dans "The Big Lebowski". [Photo12 via AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT]
Jimmie Dale Gilmore, Jeff Bridges, John Goodman dans "The Big Lebowski". [Photo12 via AFP - POLYGRAM FILMED ENTERTAINMENT]

Les deux réalisateurs se sont inspirés d'un ami producteur de cinéma et militant politique, Jeff Dowd, pour créer le personnage principal de leur film. Les frères Coen ont choisi de donner à leur personnage le même surnom qu'avait Jeff Dowd à l'école: "The Dude" (dérivé du nom de famille "Dowd"). En anglais, "dude" signifie aussi simplement "pote".

Dans "The Big Lebowski", les cinéastes offrent une formidable galerie de personnages, tous plus incroyables les uns que les autres. Pour les incarner, ils se mettent en chasse de leurs acteurs fétiches, car ils ont tendance à écrire pour les personnes qu’ils connaissent et avec qui ils ont déjà travaillé, sans savoir encore précisément quel rôle leur donner. Ils savent en tout cas qu'il y aura Steve Buscemi et John Goodman dans leur film.

Jeff Bridges, Steve Buscemi et John Goodman dans "The Big Lebowski". [Photo12 via AFP]
Jeff Bridges, Steve Buscemi et John Goodman dans "The Big Lebowski". [Photo12 via AFP]

A John Goodman, ils confient le rôle du vétéran du Vietnam, gueulard, amateur d'armes à feu. Le personnage de Maude Lebowski, interprétée par Julianne Moore, est une féministe et artiste d'avant-garde aux oeuvres vaginales. Quant au Dude, ou Jeffrey Lebowski, pour les frères Coen, il ne pouvait être joué par personne d'autre que Jeff Bridges. Le comédien porte une lourde responsabilité en adhérant totalement à la ringardise de son personnage, portant haut le bermuda et ses valeurs. Jeff Bridges fait dans "The Big Lebowski" une performance d'acteur très convaincante.

Chapitre 5
Entre les couches sociales de Los Angeles

AFP - 7e Art/Polygram Filmed Entertain / Photo12

Les Coen tournent à Los Angeles, mais un Los Angeles plus marginal que ce que donne à voir l'industrie cinématographique en général. Seules les scènes du bungalow du Dude et les scènes de rêve ont été tournées en studio. Le reste du film se passe dans des lieux existants, bien que replacés dans un contexte particulier.

"The Big Lebowski" prolonge d'une certaine manière la veine documentaire de "Fargo" en restituant la diversité des décors de Los Angeles.

Le Dude traverse au fil de son enquête une succession de lieux différents: des quartiers huppés, les résidences de Jeffrey Lebowski et de Jackie Treehorn, aux quartiers populaires y compris le sien. Chacune des personnes appartient à une communauté fermée qui se définit aussi bien par son habitat, ses vêtements, son langage que par un ensemble de règles qui en assurent le bon fonctionnement.

Julianne Moore dans "The Big Lebowski". [Collection ChristopheL via AFP]
Julianne Moore dans "The Big Lebowski". [Collection ChristopheL via AFP]

Au Dude la joie de la découverte des lieux et des êtres, le décor le plus étonnant étant l'arrivée de notre détective amateur dans le loft de Maude Lebowski (Julianne Moore), artiste Fluxus à la manière de Yoko Ono qui pratique un art génial, en jetant sa peinture sur une toile étendue sur le sol suspendue nue à un rail par un harnais.

Chapitre 6
Un film d'identité

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Dans leur film, les frères Coen parlent d'identité en interrogeant ce qui fait un homme de nos jours. Sans travail, sans compagne, sans religion, le Dude se fait voler son nom et même sa semence. C'est ainsi que "The Big Lebowski" touche au cœur. Parce que les Coen montrent comment la paresse face aux apparences et aux pressions sociales n'empêche pas les hommes d'exister. Leur être et leurs rêves suffisent à assurer leur indépendance.

"The Big Lebowski" est aussi un film d'idées, un film comique où un glandeur permet en réalité de véhiculer une histoire sur la méfiance vis-à-vis des idées reçues d'héroïsme et de virilité.

Affiche du film "The Big Lebowski" [AFP - Polygram/Working Title / The Kobal Collection]
Affiche du film "The Big Lebowski" [AFP - Polygram/Working Title / The Kobal Collection]

Le Dude est aussi l'opposé de celui qui cherche égoïstement, obstinément, la richesse et le statut social. La "dudité" est une façon d'être un homme qui préfère la sociabilité à l'industrie et la civilité à l'ambition personnelle. C'est fondamentalement de la gentillesse. Le Dude représente un anti-héros à rebours des valeurs de l'Amérique conquérante.

La première publique du film a lieu au festival de Sundance en janvier 1998. Et malgré la profondeur de l'histoire, la critique est tiède. Idem au moment de sa sortie en compétition officielle à Berlin. A sa sortie en mars 1998, il ne fait pas non plus un grand succès public.

>> Lire l'article de RTSCulture : Il y a 20 ans, "The Big Lebowski" des frères Coen sortait sur les écrans

Chapitre 7
Le "Dudisme" comme religion

Photo12 via AFP

Il faut attendre la sortie du DVD de "The Big Lebowski" pour qu'il obtienne la reconnaissance et le succès qu'il mérite. Les répliques du film deviennent cultes. Le personnage du Dude devient si populaire qu'en 2002, Will Russell et Scott Shuffitt, deux artistes, lancent l'idée d'une convention Lebowski: le Lebowski Fest.

Trois mois plus tard, ils louent la salle de bowling la moins chère de Louisville dans le Kentucky. Ils attendent vingt ou trente amis. Mais ce sont plus de cent cinquante personnes qui font le déplacement, arrivant parfois d'Arizona ou de l'Etat de New York.

Une scène du film "The Big Lebowski" des frères Coen. [Collection ChristopheL via AFP]
Une scène du film "The Big Lebowski" des frères Coen. [Collection ChristopheL via AFP]

Depuis, des milliers de fans du Dude affluent de tous les Etats-Unis et du reste du monde pour assister à plus d'une douzaine de Lebowski Fest. Lors de ces conventions, on s'habille comme le Dude, on pense comme le Dude et on peut même y croiser les acteurs du film. Les commerces environnants doublent leurs recettes du soir en fournissant les ingrédients nécessaires à la fabrication des fameux cocktails White Russians que boit le Dude dans le film (vodka, liqueur de café et lait).

Le Dude devient un vrai philosophe, le "dudisme" une vraie religion connue sous le nom de The Church of the Latter-Day Dude, une organisation qui a ordonné plus de 50'000 prêtres "dudéistes" à travers le monde. Un véritable miracle du Dude!