"Je demande souvent aux gens s’ils connaissent le scénariste du dernier film qu’ils ont vu et, en général, la réponse est non. Nous sommes des gens de l’ombre, au service d’une histoire. Nous sommes les personnes les plus importantes au moment de l’écriture et une fois que le film se fait, on n’est plus vraiment là."
Ces mots sont ceux de Jacqueline Surchat, à la tête du département scénario de la Fondation de formation continue pour le cinéma et d’audiovisuel (FOCAL). Ils décrivent un métier de l’ombre. A tel point que les scénaristes disparaissent souvent du matériel de promotion des films.
C’était le cas d’Antoine Jaccoud lors de la récente présentation du moyen-métrage d’Ursula Meier à la Berlinale 2018: "Le film a été classé par la presse hollywoodienne dans le classement des dix meilleurs films de Berlin. Et après, on voit que dans le matériel promotionnel distribué par l’agence du cinéma suisse, SwissFilms il n’y a aucune mention de qui a écrit. C’est un truc qui m’a énervé. Sur le plan de l’idée que ça donne du cinéma, je trouvais tout à fait obscène."
Le scénariste poste alors une photo du programme sur Facebook accompagnée du statut "Encore une fois, le scénariste n’existe pas pour SwissFilms. Que faire".
Commentée par diverses personnalités du cinéma suisse, la publication fait l’effet d’un pavé dans la mare. Antoine Jaccoud sourit: "J’étais un peu Spartacus, d’autres esclaves se sont révoltés, des lettres sont arrivées chez SwissFilms et j’ai l’impression que ça va changer."
Pourquoi une telle dépréciation? Face à cette question, la réponse est unanime: l’influence de la Nouvelle Vague et sa notion d’auteur-réalisateur est encore fortement palpable de ce côté de la frontière.
"A partir de la Nouvelle Vague, notamment de François Truffaut qui s’est beaucoup attaqué à la qualité française et aux scénaristes classiques, le modèle c’est celui du cinéaste complet, qui fait tout. Donc les futurs réalisateurs se conçoivent aussi comme scénaristes. Il n’y a pas ce découpage du travail comme on l’aurait à Hollywood ou dans un cinéma plus populaire et en même temps plus industriel", analyse Alain Boillat, professeur ordinaire en Histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne.
Discret mais indispensable
Sur la petite scène du cinéma romand, avec ses productions modestes et ses budgets plutôt éloignés du faste hollywoodien, le modèle reste relativement artisanal. Dans un tel contexte, pas de répartition des tâches. Un projet est souvent porté par une seule personne: le réalisateur.
Pourtant, nombre de cinéastes "complets" s’adjoignent l’aide d’un ou de plusieurs scénaristes. C’était, d’ailleurs, le cas de François Truffaut malgré la virulence de ses critiques, ou actuellement du réalisateur romand Lionel Baier.
Tous les films que j’ai réalisés, je les ai coécrits avec quelqu'un. Quand vous travaillez avec un scénariste, vous ouvrez le film sur le monde. Alors que si vous travaillez seul vous avez beaucoup plus le danger d’être bloqué dans des prérogatives ou des obsessions qui sont les vôtres.
Pour Stéphane Mitchell, qui a notamment piloté l’équipe de scénariste de la série "Quartier des banques", le cinéma d’auteur "ne devrait pas avoir peur des scénaristes de télévision. Etre formaté ne rend pas informatable: ça veut dire que, justement, on arrive à rentrer dans des cases et faire tenir une histoire. Peut-être que ça fait défaut au cinéma d’auteur qui peut faire de très belles choses, mais parfois des objets un peu imprécis ou qui pourraient gagner en force."
Bons films et mauvais scénarios (ou l’inverse)
Sans compter que le scénario, en tant qu’unique support concret pour obtenir le financement d’un film, reste précieux: "Le seul objet qu’on a entre les mains pour juger si un projet vaut ou non la peine, c’est le scénario", rappelle Sylvie Lehmann, également scénariste romande. "S’il y a un producteur, des diffuseurs engagés sur un projet, il n’y a aucun hasard: c’est que le scénario est bon, qu’il a plu, puisque c’est la seule chose qu’ils ont entre les mains."
Des propos nuancés par Lionel Baier, pour qui il n’y a pas de mauvais scénarios, mais que des mauvais réalisateurs:"Si je vous donne l’exemple presque académique de la Dolce Vita de Federico Fellini, le scénario est tout pourri. Rien n’est articulé, les personnages disparaissent, réapparaissent, les scènes sont absurdes, il n’y a pas d’arc narratif, c’est trop long, il y a peu de dialogues, parfois c’est répétitif, etc. Le scénario sur le papier doit être extrêmement mauvais. Après, il se trouve qu’un génie a fait le film, du coup il est absolument génial. Par contre le nombre d’exemples de très bons scénarios et de mauvais films est infini: vous pouvez allumer la télé presque tous les soirs, vous allez tomber sur plein de très bons scénarios, objectivement, qui font des films inregardables."
Une seule chose est sûre: on ne devient pas scénariste pour la gloire. "On arrive à en rire, avoue Stéphane Mitchell avec philosophie, en se disant qu’on ne fait pas ce métier pour ça. Il faut trouver de la reconnaissance ailleurs, avoir un chien, un chat ou une famille…"