Peu après le décès de sa mère, un homme termine de débarrasser l’appartement familial. C’est là, dans cette demeure de la haute ville de Genève qu'il a grandi. Issu d'une grande famille d'humanistes par son père, héritier d’une lignée princière russe par sa mère, Louis de Saussure rassemble les souvenirs des uns et des autres. Et les siens propres. S’éveille alors une galerie de personnages au destin d’exception, ballotés par les soubresauts de l’histoire. Russes blancs contraints à l’exil, scientifiques et artistes empreints d’idéaux progressistes, tous témoignent au gré de la mémoire d’une formidable aptitude au bonheur. Malgré tout.
Ton appartement, notre appartement, est maintenant vide. Tout à l’heure, dans la salle à manger traversée de part en part par le soleil, le souvenir de papa voulait encore me dire un mot: un conseil, un encouragement.
Transmettre les récits
"Mes parents se sont succédé dans la mort à trois ans d’intervalle, confie l’auteur. Me replongeant dans leurs affaires à débarrasser, toutes les histoires familiales me sont revenues et me sont apparues dans leur importance. J’ai eu besoin de les consigner puis de les transmettre au-delà". Ainsi, ce qui était au départ un texte consolateur pour soi s’est développé spontanément en récit à valeur universelle.
Louis de Saussure a longuement hésité à publier ses "mémoires provisoires". Par pudeur certes, mais aussi par crainte de se mettre en avant. Un scrupule sans doute hérité de sa longue lignée paternelle, porteuse d’une humilité toute protestante.
Un vrai Saussure était un penseur, un scientifique, peut-être un artiste ou un entrepreneur, mais toujours un honnête homme, droit et généreux, ignorant les combines, et surtout méprisant au dernier degré la vanité de l’ambition personnelle, c’est-à-dire 'la gloriole'.
La tradition russe
A la "rectitude paternelle" a répondu "l’élan maternel", comme deux pôles opposés mais complémentaires. Une mère qui, bien que née à Paris, portait en elle la tradition russe et la noblesse d’âme qui lui est propre. Au fil des pages, Louis de Saussure construit un arbre généalogique complexe dont chaque branche témoigne de cette générosité et de cette douce folie apportée par le souffle oriental.
Je trouvai un mot pour dire pêle-mêle la tendresse, la douceur de vivre, l’affection profonde, confiante, sans fausse pudeur, naturelle, le dévouement, une générosité, une indifférence pourtant sans mépris vis-à-vis des détails matériels, bref, un sentiment général, complexe et bienfaisant que je voyais passer à travers les générations et remplir aussi ma mère. Ce mot, bien sûr, c’était 'russe'.
Elargir l'Orient maternel
Ce récit raconte ainsi la quête personnelle d’un Orient à soi, ce que l’auteur considère comme "la manifestation géographique de ses propres entrailles". Alors qu'il était jeune adulte, Louis de Saussure a élargi l’Orient maternel avec celui qu'il a découvert en Grèce, lors d’un voyage initiatique. Cette terre mythologique vers laquelle il revient année après année. Comme un tropisme.
"'Apprends-moi à danser' est une requête adressée à Zorba dans les dernières pages du roman de Kazantzakis, rappelle Louis de Saussure. Cela se passe après la catastrophe finale. Le projet d’extraction minière et de téléphérique s’écroule… alors qu’est-ce qu’on fait? On danse. Et donc on surmonte".
Se dessine alors la morale de ce livre précieux. Quelle que soit la perte à laquelle chacun peut être confronté, il est possible de vivre cette béance comme la source du capital à venir, de la vie qui vient. En cela, "Apprends-moi à danser" est capable de toucher chaque lecteur et de l’engager à faire le premier pas de danse.
Jean-Marie Félix/mh
Louis de Saussure, "Apprends-moi à danser", Ed. de L’Aire, 2018