"Fahrenheit 451", mourir de lire

Grand Format

Getty Images North America / AFP - David Livingston

Introduction

"Fahrenheit 451" de Ray Bradbury, paru en 1953, est un des plus grands romans dystopiques du XXe siècle. Il a été adapté deux fois au cinéma, en 1966 par François Truffaut, puis en 2018 par Ramin Bahrani. Ce récit montre combien le destin des livres et des hommes sont étroitement liés. Comme le disait Heinrich Heine: "Là où on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes". 

Chapitre 1
L'échelle des extrêmes

ARCHIVES DU 7EME ART / PHOTO12/AFP - ANGLO ENTERPRISES

Pourquoi ce titre? "Fahrenheit 451" fait référence à l'échelle de températures de Daniel Gabriel Fahrenheit (1686-1736). Le physicien avait décidé de définir son échelle par deux températures de référence. La plus basse mesurée dans sa ville natale de Dantzig durant le polaire hiver européen de 1708 à 1709. La plus haute, celle du sang du cheval.

Une sculpture de sable à l'effigie de Daniel Gabriel Fahrenheit, à Gdansk, sa ville d'origine. [AFP - JANEK SKARZYNSKI]
Une sculpture de sable à l'effigie de Daniel Gabriel Fahrenheit, à Gdansk, sa ville d'origine. [AFP - JANEK SKARZYNSKI]

Son échelle a été utilisée en Europe jusqu'à la Révolution française. Elle l’est encore dans les pays anglo-saxons, principalement aux États-Unis.

Les Etats-Unis où est né dans l'Illinois, le 22 août 1920, Ray Bradbury, seul auteur de science-fiction à avoir été consacré par de hautes distinctions littéraires, comme le Prix Pulitzer ou le National Book Award. Extrêmement prolixe, il a écrit plus de 500 nouvelles, contes, poèmes et romans, dont les deux plus importants sont "Chroniques martiennes" et "Fahrenheit 451".

Pourquoi 451? Parce que le chiffre indique le point d'auto-inflammation du papier, soit 232,8 degrés celsius. Car le roman de Ray Bradbury parle d'un monde où la lecture est prohibée, et les livres brûlés par des pompiers qui n'ont jamais éteint un seul incendie de leur vie mais qui arrêtent et torturent ceux qui les possèdent.

Chapitre 2
Les pompiers pyromanes

AltoPress / PhotoAlto/AFP - Eric Audras

Guy Montag, le héros de "Fahrenheit 451" est justement pompier. Il vit dans un monde qui ressemble au nôtre: d'immenses écrans plats, une médicalisation très poussée, une domotique perfectionnée, des banques ouvertes 24 h sur 24 avec des "caissiers-robots aux guichets". Tout le monde se promène avec sa "radio-dé" coincée dans l’oreille. Les gens ne se parlent plus, ne s'entendent plus.

J’ai écrit seulement un livre de science-fiction et c’est "Fahrenheit 451", fondé sur la réalité. La science-fiction est une description de la réalité tandis que le fantastique est une description de l’irréel, comme "Chroniques martiennes"".

Ray Bradbury, auteur américain.

François Truffaut l'a très bien compris qui disait: "A l'époque, je détestais la science-fiction. Je trouvais que faire de la science-fiction, c'était manquer d'imagination".

Julie Christie dans "Fahrenheit 451" de François Truffaut. [Anglo Enterprises / Vineyard Film/AFP - Collection Christophel]
Julie Christie dans "Fahrenheit 451" de François Truffaut. [Anglo Enterprises / Vineyard Film/AFP - Collection Christophel]

Donc, quand il porte à l'écran ce texte, dont les livres sont les véritables héros, il ne va pas chercher le sensationnel, le futuriste, le gadget SF. Tourné en 1966 et en anglais, le cinéaste choisit des décors presque atemporels qui, 50 ans plus tard, permettent encore de percevoir cette solitude de la modernité que le roman met en évidence.

Chapitre 3
Dystopies

Roger-Viollet/AFP - Jean-Pierre Couderc

Les nouvelles et romans de Ray Bradbury s'inscrivent au coeur de ce 20e siècle complètement tourneboulé par ses inventions, ses promesses technologiques, et toutes ces menaces totalitaires.

Nous vivons dans une époque de paradoxes. Les humains sont confrontés à des choix terrifiants et magnifiques: soit se détruire totalement avec l’atome, soit survivre grâce aux mêmes moyens. La véritable angoisse, c’est que l’être humain est sur le point de se détruire, au moment où il accède à ses rêves.

Ray Bradbury, auteur de "Fahrenheit 451" et "Chroniques martiennes"

A sa parution, en 1953, "Fahrenheit 451" a un très grand écho. Ses thématiques rejoignent en partie celles de deux autres grands romans dystopiques du 20e siècle: "Le meilleur des mondes" (1931) d’Aldous Huxley, titre ironique qui décrit un monde administré par un État mondial dans lequel tout est très rationnellement contrôlé, et "1984", de George Orwell, paru en 1949, qui fait le procès du totalitarisme avec son Big Brother qui porte atteinte aux libertés fondamentales et sa novlangue, au vocabulaire si réduit qu'il ne permet plus de penser la critique de l’État.

Tout semble pourtant si normal dans la société décrite par Bradbury dans "Fahrenheit 451". Montag est un homme dans la trentaine qui habite une sorte de banlieue "middle-class", une maison bien aux normes, avec ses portes qui reconnaissent ses empreintes digitales, ses écrans plats qui couvrent les murs, et sa femme, qui reste à la maison pendant que lui va au travail.

Il sent bien que ce monde si lisse cache quelque chose d'effrayant, mais il ne sait pas quoi.

Chapitre 4
Les livres comme oxygène

The Yomiuri Shimbun/AFP - Hiroaki Ono

C’est la rencontre avec une jeune fille qui va tout déclencher. Clarisse vit dans une vieille maison, avec un oncle qui lit des livres, et qui se souvient de "l’avant", quand on se parlait, débattait, et réfléchissait. Avec sa poésie, sa spontanéité et ses questions, Clarisse va amener Montag à lire d’abord, puis à tout remettre en cause.

Il sait pourtant ce qui arrive aux dissidents, une fois qu’on les repérés, qu’on a brûlé leurs livres et leurs maisons. Il croise tous les jours le Limier Robot, un être synthétique entre chien, araignée et monstre électrique, qui happe ses proies avec ses huit pattes, tout en dardant une aiguille d’acier qui injecte des doses massives de morphine et de procaïne. Sa victime est ensuite jetée dans l'incinérateur.

Après sa rencontre avec Clarisse, plus rien n’est pareil. Montag a été démasqué, il a trompé le système pour lequel il travaillait: sa femme l’a quitté, il a brûlé vif son capitaine, assommé ses collègues. Il ne lui reste plus qu’à s’enfuir pour sauver sa peau et rejoindre les "hommes-livres": très belle idée qui conclut le roman, celle de ces femmes et ces hommes qui apprennent par coeur des livres par chapitres entiers, pour les préserver de la destruction...

Le livre se termine par une apocalypse. Des avions déversent leurs bombes sur la ville que Montag vient de quitter, et on voit se rejouer Hiroshima et Nagasaki sous la plume de Bradbury.

Chapitre 5
L'autodafé comme apocalypse

Roger-Viollet /AFP - Collection Roger-Viollet

En 2008, l'essayiste et poète vénézuélien Fernando Bàez publie "Histoire universelle de la destruction des livres", ouvrage érudit dans lequel il écrit:

Après douze années d'études, je suis arrivé à la conclusion que plus un peuple ou un homme est cultivé, plus il est disposé à éliminer des livres sous l'influence de mythes apocalyptiques.

Fernando Bàez, auteur vénézuélien de "Histoire universelle de la destruction des livres"

De l'Assyrie à la Grèce en passant par l'Égypte, de l'énigme de la bibliothèque d'Alexandrie en passant par la Chine, Rome et Byzance, du monde arabe au Moyen Âge européen, de l'Inquisition aux codex des Aztèques, des bolcheviks aux nazis, des franquistes aux fondamentalistes modernes, le mouvement est universel. Jamais pourtant, on a détruit autant de livres qu'au XXe siècle.

Le fameux autodafé du 10 mai 1933, à Berlin. [Portfolio/Leemage/AFP - MP/Portfolio/]
Le fameux autodafé du 10 mai 1933, à Berlin. [Portfolio/Leemage/AFP - MP/Portfolio/]

"Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes", disait l'écrivain allemand Heinrich Heine (1797-1856). "Fahrenheit 451" paraît 20 ans après les autodafés de mai 1933, organisés par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich.

Le destin des hommes et des livres est étroitement lié, voilà ce que montre Bradbury avec "Farhenheit 451". Mais le romancier fait aussi allusion à une autre menace, le maccarthysme qui, de 1950 à 1954, traque d'éventuels agents, militants ou sympathisants communistes. Cette campagne d'épuration voulue par le sénateur Joseph McCarthy était aussi appelée "la chasse aux sorcières".

Or, par son père, Ray Bradbury était le descendant d'une sorcière de Salem, ville du Massachusetts tristement célèbre pour les exécutions en masse qui ont eu lieu en 1692, après des procès en sorcellerie.

Un peu moins de trois siècles plus tard, l'écrivain va venger ses ancêtres en bravant le système de censure mis en place par Mc Carthy, avec sa terrible liste noire.

Chapitre 6
Le livre à l'ère du numérique

GETTY IMAGES NORTH AMERICA/afp - Frederick M. Brown

Si François Truffaut a volontairement escamoté tout ce qui pouvait être spectaculaire et violent, ce n'est pas le cas du cinéaste iranien Ramin Bahrani qui a adapté "Fahrenheit 451" en 2018 pour HBO. Son film est ultra technologique et très violent.

Dans le conte politique originel, les livres servaient de réceptacle de la culture, de toutes les cultures, de toutes les mémoires du monde. Or, au 21ème siècle, ils ne sont plus les seuls à tenir ce rôle. L’internet permet la multiplication exponentielle de textes, d'images, de vidéos, d'archives ou de documents secrets, mais aussi de fake news.

Ainsi, dans le film de Ramin Bahrani, tout est devenu écran: les murs des appartements, les façades vitrées des immeubles où la chasse aux dissidents est projetée en continu, comme si on était plongé dans une perpétuelle émission de téléréalité, faisant de chaque spectateur-internaute un juge, capable, par des smileys, des like ou des dislike, de réagir en direct aux images.

Le "Fahrenheit 451"de Ramin Bahrani témoigne de l’écart abyssal, en quantité et en disponibilité, d'informations entre 1953 et 2018. Et de la fragilité de cette source merveilleuse de savoir. Si, dans les années 60, les livres pouvaient être dissimulés dans des greniers, des placards, des grille-pain, où cacherez-vous vos documents numériques, vos photos, vos textes, vos films, et tout le savoir que contiennent les réseaux qui tissent le web?

La réponse des "Anguilles", ces citoyens dissidents qui ont perdu leur identité pour possession de livres, c’est de miniaturiser, tel un virus, toutes ces sources d'informations et de les injecter dans l’ADN, pour permettre leur reproduction.

Pour Bahrani, le danger aujourd'hui ne réside plus seulement dans la destruction des livres et des savoirs mais dans la fragilité des sources même de ces savoirs.

>> A écouter: l'émission "Fahrenheit" :

La couverture du livre "Fahrenheit 451" de Ray Bradbury. [DR]DR
Fahrenheit - Publié le 28 décembre 2018