"Le baiser de la femme-araignée" entre drame politique et identité sexuelle

Grand Format

AFP - Archives du 7eme Art / Photo12

Introduction

La dictature, la peur et l’amour, la soumission et le cinéma sont au coeur du roman de l'écrivain argentin Manuel Puig, "Le baiser de la femme-araignée", publié en 1976.

Chapitre 1
L'un des meilleurs livres écrit en espagnol

"Le baiser de la femme-araignée" ("El beso de la mujer araña") de l'écrivain argentin Manuel Puig a été classé parmi les cent meilleurs livres écrits en langue espagnole durant le 20e siècle par le journal "El Mundo".

Publié en 1976 et inspiré par un contexte politique argentin instable où se succèdent dictateurs et coups d'Etat militaires, ce roman raconte quelques semaines de la vie de Molina et Valentin, deux prisonniers que tout sépare et qui partagent une cellule dans une prison de Buenos Aires.

>> A écouter, l'émission "Fahrenheit" consacrée au "baiser de la femme-araignée" :

Le film "Kiss of the Spider Woman" est sorti en 1985. [Archives du 7eme Art / Photo12/AFP]Archives du 7eme Art / Photo12/AFP
Fahrenheit - Publié le 26 décembre 2018

Constitué uniquement de dialogues et de monologues des deux prisonniers, agrémentés de quelques rapports de police, le roman est dépourvu de descriptions et de narration.

Immédiatement après sa publication, la censure argentine interdit le roman au motif qu’il "contamine la nation". Il circulera malgré tout sous le manteau.

Traduit dans une trentaine de langues, objet de plusieurs adaptations pour le théâtre et l'opéra, ce roman verra son succès confirmé par l'adaptation cinématographique réalisée par le brésilien Hector Babenco en 1985.

Chapitre 2
L'écrivain Manuel Puig

Aurimages / Ulf Andersen / Aurimages / AFP - Ulf Andersen

Né en 1932, Manuel Puig grandit à General Villegas - une petite ville argentine de province -  alors que le pays vit sous le joug d'un régime autoritaire instauré par des militaires après le coup d'Etat réussi en 1930.

Face à ce monde rempli de violence et de terreur, le jeune garçon trouve refuge dans les chansons et le cinéma. Par la suite, il voyage beaucoup en Europe et aux USA. Il étudie au Centro Sperimentale de Rome, écrit des scénarios, travaille avec des réalisateurs du néoréalisme, qui le décevront. Finalement, ce mordu de la pellicule va transcrire ses pulsions de scénariste sous la forme de romans. Son premier roman, "La trahison de Rita Hayworth" paraît en 1968.

L'écrivain Manuel Puig (1932-1990). [Aurimages/AFP - Ulf Andersen]
L'écrivain Manuel Puig (1932-1990). [Aurimages/AFP - Ulf Andersen]

En pleine ébullition sociale et politique, il participe en 1971 à la fondation du Front de Libération homosexuel en Argentine.

Homosexuel et antipéroniste, l'écrivain se heurte au pouvoir politique. Le retour des militaires en 1973, et l'instabilité politique qui conduira au régime dictatorial de 1976, pousse Manuel Puig à quitter l'Argentine pour le Mexique. C'est là qu'il écrira "Le baiser de la femme-araignée".

Manuel Puig ne retournera jamais en Argentine. Il mourra en 1990, au Mexique, à 58 ans, après avoir toujours vécu avec sa mère, comme le Molina de son livre.

Chapitre 3
Molina et Valentin

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1975. Dans la cellule d'une prison de Buenos Aires, deux hommes, qui n’ont rien à voir l'un avec l'autre, sont face à face.

Tout d'abord, Molina, un homosexuel trentenaire, qui vivait avec sa mère dans un quartier populaire de la capitale argentine jusqu’à ce qu’il soit arrêté pour détournement de mineur. Etalagiste de métier, il passait ses soirées au café ou au cabaret avec ses "copines", "des petites folles mignonnes, marrantes, des pédés ", comme il dit.

L'acteur Raul Julia dans le rôle de Valentin. [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12/AFP]
L'acteur Raul Julia dans le rôle de Valentin dans le film "Le baiser de la femme-araignée". [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12/AFP]

Et puis il y a Valentin, prisonnier politique dans la vingtaine. Né dans une famille bourgeoise, il a fait des études universitaires, et s’est engagé dans la lutte clandestine contre la dictature militaire. Depuis son arrestation, il est interrogé et régulièrement torturé afin de livrer ses compagnons.

Au départ, Valentin méprise ouvertement son compagnon de cellule pour son ignorance, sa crédulité et sa sensibilité "de femme".

Les deux personnages pourraient s’ignorer ou se déchirer. Mais au lieu de ça, ils finissent par développer une affection réciproque, chacun se transformant au contact de l' autre.

Chapitre 4
Au centre du roman, le cinéma

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Nuit après nuit après nuit, comme une Shéhérazade dans sa cellule crasseuse, Molina raconte avec beaucoup de talent et de détails des films des années 40, des films terrifiants, des histoires de zombies ou de femmes qui se transforment en fauves.

Ce qu’il aime avant tout, ce sont les décors, les costumes, les coiffures, les poses.

L'acteur William Hurt dans le rôle de Molina dans le film "Le baiser de la femme-araignée". [Archives du 7eme Art / Photo12/AFP]
L'acteur William Hurt dans le rôle de Molina dans le film "Le baiser de la femme-araignée". [Archives du 7eme Art / Photo12/AFP]

Les deux prisonniers parviennent ainsi à oublier leur quotidien misérable, les empoisonnements, la dysenterie, la peur de la torture pour Valentin, la peur de ne jamais revoir sa mère pour Molina.

Les films racontés par Molina - qu'ils soient réels ou inventés par Manuel Puig - viennent souligner ce que vivent les protagonistes. L'un d'eux s'inspire du modèle des films de propagande nazie. L’héroïne qui s'appelle Leni -  rappel évident à la muse du 3e Reich, Leni Riefenstahl -  va trahir son pays et se trouver face à un grave dilemme.

Avec virtuosité, Manuel Puig propose une mise en abyme: la trahison de Léni dans le film fait écho au double-jeu de Molina. La police lui a en effet proposé une libération anticipée en échange d'informations qu'il doit soutirer à Valentin concernant son réseau.

Molina acceptera pourtant, à la demande de Valentin, de passer des informations aux résistants, une fois libéré. Mais à peine relâché de prison, il est pris en filature et se fera tuer.

Le roman se termine par l'image de Valentin, torturé à nouveau, mais qui garde la volonté de résister.

Chapitre 5
La question de genre

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Tout, dans "Le Baiser de la femme-araignée", laisse penser qu’on va parler de politique. Le lieu: une cellule dans une prison. Les protagonistes: deux prisonniers. L’époque: un régime autoritaire.

Mais ce qui intéresse le plus Manuel Puig, ce sont les rapports de soumissions entre hommes et femmes, qui sont pour lui à la base de la violence institutionnalisée.

Ne pas se laisser marcher sur les pieds, c’est autre chose, ce n’est pas le plus important. Être homme, c’est beaucoup plus, c’est ne rabaisser personne, ni par un ordre ni par un pourboire. Non, c’est plus, c’est ne permettre que personne à tes côtés se sente moins que toi, que personne à tes côtés ne se sente mal.

Valentin, personnage du livre "Le baiser de la femme-araignée

En mettant face à face un personnage homosexuel qui rêve d'être une femme et un hétérosexuel, l’écrivain questionne les stéréotypes, les rôles masculins et féminins, tout en montrant parfaitement combien chacun a du mal à se sortir de ses contradictions.

Puisque les femmes sont ce qu’il y a de mieux, moi, justement, je veux être une femme.

Molina

Le roman est agrémenté par des notes de bas de page, écrites en tout petit et qui sont d’une érudition absolue. Elles observent l’homosexualité à la lueur de la psychanalyse, de l’histoire, de la sociologie, et de l’anthropologie.

Comme dans un compartiment étanche, qui ne communique en rien avec le roman, ces longues notes, sont sans doute le résultat des recherches accumulées au fil des années par Manuel Puig, lui-même homosexuel.

Quand à la femme-araignée qui donne le titre au roman, elle vient de la définition que Valentin donne de Molina: "Toi tu es la femme-araignée, celle qui attrape les hommes dans sa toile". Définition qui peut être comprise au travers du talent de conteur de Molina, mais aussi par son rôle de dénonciateur.

Et c’est aussi la femme-araignée qui clôt le livre et le film par un baiser passionné, qui emporte à jamais le personnage de Valentin, et les lecteurs avec, dans ses toiles tissées d’histoires…

Chapitre 6
L'adaptation au cinéma

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Juste après avoir dévoré le roman, le réalisateur brésilien Hector Babenco fait une cour assidue au romancier argentin qui vit à ce moment-là au Brésil. Babenco insiste tant et si bien, que Manuel Puig, d'abord réticent, finit par accepter.

La réalisation du film rencontre une quantité de problèmes inimaginables. Se pose tout d'abord le choix de l’acteur central, un homme capable de rendre ce personnage si complexe, d’homme-femme. Burt Lancaster, qui veut à tout prix jouer le rôle, écrit tout un scénario sur mesure pour lui. Mais Hector Babenco ne veut pas de l'acteur ni de son scénario. Ce sera finalement William Hurt, encore peu connu à l’époque qui l'obtiendra.

L'affiche du film "Kiss of the Spider Woman". [Archives du 7eme Art / Photo12/AFP]
L'affiche du film "Kiss of the Spider Woman". [Archives du 7eme Art / Photo12/AFP]

Mais la situation est tendue entre l'acteur et le réalisateur. Ils doivent finalement faire appel à un médiateur-traducteur qui s’interpose sans arrêt entre eux.

De plus, le réalisateur n’obtient pas les droits des oeuvres cités dans le livre. L’équipe devra finalement reconstituer de toutes pièces un faux film. Et point d'orgue: quand le long métrage est fini, personne n’en veut. Quoi, un film dans lequel deux hommes s'embrassent?

"Le Baiser de la femme-araignée" sort finalement en 1985, au début de l'épidémie du sida. A Cannes, il reçoit la plus longue ovation de l’histoire du festival. William Hurt repart avec un Prix d'interprétation qui sera suivi d'un Oscar quelques mois plus tard.

Depuis octobre 2018, le Brésil a élu comme président Jair Bolsonaro, cet homme qui dit "qu'il préférerait un fils mort qu'un fils homosexuel".