"La vie devant soi", l'enfance privée d'enfance

Grand Format

AFP - Roger-Viollet

Introduction

Roman signé Emile Ajar, alias Romain Gary, paru en 1975, "La vie devant soi" obtient la même année le prix Goncourt. Le succès du roman tient pour beaucoup à la magie de la langue inventée par l'écrivain, qui parvient à rendre supportable une histoire fondamentalement insupportable, celle des "gosses nés de travers".

Chapitre 1
Momo, la voix d'un "môme pas nécessaire"

AFP - Roger-Viollet

Paris, quartier populaire et bigarré de Belleville, dans les années 70. Le protagoniste de cette histoire, c’est Mohamed, dit Momo. C’est sa voix que l'on va entendre tout au long des pages nous raconter sa vie, du haut de ses 14 ans – plus ou moins.

"La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ses kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines.
Elle nous le rappelait chaque fois qu’elle ne se plaignait pas d’autre part, car elle était également juive. Sa santé n’était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c’était une femme qui aurait mérité un ascenseur."

Une impasse à Belleville, Paris, en 1937. [AFP - Roger-Viollet]
Une impasse à Belleville, Paris, en 1937. [AFP - Roger-Viollet]

Rien n’est vraiment sûr dans sa vie, à Momo. Qui est sa mère, qui est son père, quel âge a-t-il au juste, et pourquoi vit-il, lui, le petit Arabe, chez cette vieille Juive trop grosse qui peine tellement à monter ses escaliers?

"Au début je ne savais pas que Madame Rosa s’occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l’ai appris, j’avais déjà six ou sept ans et ça m’a fait un coup de savoir que j’étais payé. Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien et qu’on était quelqu’un l’un pour l’autre. J’en ai pleuré toute une nuit et c’était mon premier grand chagrin".

Momo est donc "payé" et habite chez Madame Rosa, au 6e étage d’un minuscule appartement de Belleville avec une demi-douzaine d’autres enfants "payés" comme lui, des Noirs, des Juifs, des Arabes. Comme il le résume un brin brutalement:

"Tout ça, c’est des histoires de mômes qui n’avaient pas pu se faire avorter à temps, et qui n’étaient pas nécessaires".

Le disque de la bande originale du film "La vie devant soi" de Moshe Mizrahi (1977). [Polydor]
Le disque de la bande originale du film "La vie devant soi" de Moshe Mizrahi (1977). [Polydor]

Momo va nous faire découvrir son quartier, ses habitants, ses amis: le vieux marchand de tapis, Hamil ("il était déjà très vieux quand je l’ai connu, et depuis, il n’a fait que vieillir" note Momo), Madame Lola ( "une travestie du 4e étage qui travaillait au bois de Boulogne et qui avait été champion de boxe au Sénégal avant de traverser"), ou encore le Mahoute.

Mais la santé de Madame Rosa se dégrade et le petit garçon l'aidera à se cacher dans son "trou juif", elle n'ira pas mourir à l'hôpital et pourra ainsi bénéficier du droit sacré "des peuples à disposer d'eux-mêmes" qui n'est pas respecté par l'Ordre des médecins. Il lui tiendra compagnie jusqu'à ce qu'elle meure et même au-delà.

Dans "La vie devant soi", on rit et on pleure sans arrêt - si on ne riait pas, le récit serait trop dur. Il y a le grotesque (le corps de madame Rosa, celui de Madame Lola la travestie), la mélancolie profonde des enfants abandonnés, en quête de miettes d’amour, l’angoisse qui remonte sans cesse d’un passé terrible pour Madame Rosa, celle d’un présent marqué par le manque et la peur... et la vieillesse, la décrépitude, la mort en toile de fond.

Chapitre 2
1975 et la lutte pour le droit à l'avortement

AFP - DR

Dans "La vie devant soi", on rit et on pleure sans arrêt - si on ne riait pas, le récit serait trop dur. Il y a le grotesque (le corps de madame Rosa, celui de Madame Lola la travestie), la mélancolie profonde des enfants abandonnés, en quête de miettes d’amour, l’angoisse qui remonte sans cesse d’un passé terrible pour Madame Rosa, celle d’un présent marqué par le manque et la peur... et la vieillesse, la décrépitude, la mort en toile de fond.

La question de l'euthanasie et de l'avortement irrigue également le texte. L'intrigue de "La vie devant soi" se déroule dans un milieu très défavorisé, où des enfants non voulus de femmes qui se prostituent sont confiés à une ex-prostituée, Madame Rosa.

"Tout ça, c’est des histoires de mômes qui n’avaient pas pu se faire avorter à temps, et qui n’étaient pas nécessaires."

Le 17 janvier 1975, après deux mois de débat houleux, le texte de la loi sur l'avortement, ou loi Veil, du nom de Simone Veil, alors Ministre de la santé, est définitivement promulgué.

Chapitre 3
Le Goncourt contesté

AFP

L’année 75 sera l’occasion d’un millésime très particulier pour le Prix Goncourt. Quatre auteurs sont pressentis pour remporter le prestigieux prix: Patrick Modiano (qui finira par le remporter en 1978, bien avant de recevoir le Nobel en 2014), Christian Charrière, Pierre-Jean Remy et… Émile Ajar.

>> A écouter, l'émission "Fahrenheit" consacrée à "La vie devant soi" :

Romain Gary. [Roger Viollet / AFP]Roger Viollet / AFP
Fahrenheit - Publié le 27 décembre 2018

À Paris, l’automne est à l’orage. La rentrée littéraire n’a jamais connu autant de remous. En attendant le jour de la cérémonie, un protestataire inconnu écrase une tarte à la crème sur le visage d’un des membres de l’académie Goncourt, un autre membre se retrouve aspergé de jus de tomate (c’est Michel Tournier). Bref: le prix Goncourt se prépare au milieu des cars de CRS. Des cocktails Molotov explosent chez Grasset, au Seuil. Gallimard est l’objet de menaces terroristes.

>> Lire le grand format : Prix Goncourt, ses couacs, ses polémiques, ses scandales

Au beau milieu de tout ce chaos, Émile Ajar, qui n’a publié à ce jour que 2 livres, "Gros-câlin" en 74 et "La vie devant soi", fait simplement figure de débutant pacifique. Or, c’est lui qui emporte le gros lot, et à la stupéfaction générale, il refuse le Goncourt qui lui est décerné.

Armand Lanoux annonce le résultat du prix Goncourt attribué à Emile Ajar (Romain Gary) pour "La Vie devant soi", le 17 novembre 1975, à Paris. [AFP]
Armand Lanoux annonce le résultat du prix Goncourt attribué à Emile Ajar (Romain Gary) pour "La Vie devant soi", le 17 novembre 1975, à Paris. [AFP]

Chapitre 4
Emile Ajar vs Romain Gary

AFP - J. Cuinières

Ce que personne ne sait alors, c’est qu’Emile Ajar est tout bonnement l’un des noms choisis par l’immense, le prolifique, le polyvalent, le polyglotte Romain Gary, qui écrira quatre romans sous ce pseudonyme. Son ultime avatar, Emile Ajar, il le créa pour se prouver à lui-même qu'il existait encore comme écrivain, qu'il n'était pas un usurpateur.

>> Ecouter l'émission "Romain Gary, portraits masqués" :

Romain Gary (1914-1980), écrivain français. Paris, 2 mai 1974. [AFP /  Jean-Régis Roustan / Roger-Viollet]AFP / Jean-Régis Roustan / Roger-Viollet
L'humeur vagabonde - Publié le 12 septembre 2015

Romain Gary aura donc reçu deux fois le prix Goncourt dans sa vie. La première fois sous son "vrai nom", en 1956, avec "Les Racines du ciel". La deuxième fois sous le pseudonyme d’Emile Ajar pour "La vie devant soi". Ajar, pour Gary, c’est donc l’opportunité d’être double, de mener deux œuvres de front. Celle de "l'écrivain en fin de parcours", tel qu'il se ressent alors, et aussi la possibilité de créer l’oeuvre d’un jeune et nouveau talent de la littérature- et au passage, un nouveau langage.

De 1974 à 1979, Gary écrit quatre romans signés Émile Ajar, tout en continuant d’écrire sous le nom de Gary, ce qui lui permet de faire taire les rares critiques qui ont pu vaguement le soupçonner d’être ce fameux Ajar. C’est son neveu, Paul Pavlowich, qui a endossé le personnage pour lui et trompé tout le milieu littéraire de son époque.

Bernard Pivot avec le neveu de Romain Gary, Paul Pavlowitch, qui devait personnifier l'écrivain Emile Ajar, le 3 juillet 1981 sur le plateau d'"Apostrophes". [AFP - Georges Gobet]
Bernard Pivot avec le neveu de Romain Gary, Paul Pavlowitch, qui devait personnifier l'écrivain Emile Ajar, le 3 juillet 1981 sur le plateau d'"Apostrophes". [AFP - Georges Gobet]

Chapitre 5
La langue de Momo

Lira Films

Dans "La vie devant soi", c’est toute la magie de la langue inventée par Romain Gary et son double Emile Ajar qui parviennent à nous rendre supportable une histoire fondamentalement insupportable.

Partout, à chaque page, dans chaque situation, on retrouve une inventivité, une capacité extraordinaire à imiter le langage maladroit d’un enfant, à utiliser des expressions de travers, à faire s’entrechoquer des stéréotypes, à exprimer la confusion – mais des confusions très parlantes: comme quand Momo dit "inadopté" à la place d’"inadapté", quand il mélange "amnistie" et "amnésie", ou encore "habitude" et "hébétude".

Madame Rosa (Simon Signoret) et le jeune Momo (Samy Ben-Youb) dans le film "La vie devant soi" de Moshe Mizrahi (1977). [Liria Films]
Madame Rosa (Simon Signoret) et le jeune Momo (Samy Ben-Youb) dans le film "La vie devant soi" de Moshe Mizrahi (1977). [Liria Films]

Un exemple pour déguster cette langue et voir de quelle manière Romain Gary parvient à glisser mine de rien un rapprochement entre enfant et poubelle, sentiment d’impuissance et d’inutilité… avec humour toujours:

"Les gosses sont tous très contagieux. Quand il y en a un, c’est tout de suite les autres. On était alors 7 chez Madame Rosa, dont 2 à la journée, que Monsieur Moussa l’éboueur bien connu déposait au moment des ordures à 6 heures du matin, en absence de sa femme qui était morte de quelque chose. Il les reprenait dans l’après-midi pour s’en occuper."

Tout au long du roman, c’est un travail de la langue d'une profondeur et d'une virtuosité prodigieuses… et qui permet à Romain Gary, tout en refusant pathos et pessimisme, de nous emmener dans une plongée vertigineuse.

Chapitre 6
L'amour maternel

AFP - Jean-Régis Roustan

En 1960, Romain Gary publie "La promesse de l’aube", dont la première phrase est: "avec l’amour maternel, la vie nous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais".

Dans le cas de Romain Gary, l’amour de sa mère, Mina, fut tellement intense, immense, débordant, déchirant, insensé et tenace qu’il avait de quoi durer toute une vie, et supplanter tout le reste.

Sa mère était au centre de sa vie, elle est au cœur de son roman autobiographique, et on découvre le portrait d’un personnage hors norme, d’une mère envahissante et captivante, d’une femme prête à tous les sacrifices pour son fils, en qui dès le départ elle voit – de manière presque visionnaire- un diplomate et un écrivain, un séducteur, un grand artiste, en qui elle croit dur comme fer.

Pierre Niney (Romain Kacew dit Romain Gary) et Charlotte Gainsbourg (Mina Kacew) dans "La promesse de l'aube", film de Eric Barbier sorti en 2017. [Pathé Films AG]
Pierre Niney (Romain Kacew dit Romain Gary) et Charlotte Gainsbourg (Mina Kacew) dans "La promesse de l'aube", film de Eric Barbier sorti en 2017. [Pathé Films AG]

Pendant la guerre, Romain reçoit de Mina des dizaines de lettres, dans lesquelles sa mère l’encourage, le félicite, lui donne quelques nouvelles évasives de sa santé, de son état. Parfois il se demande comment elle fait pour toujours le retrouver. Mais de sa mère, rien ne l’étonne vraiment.

A la fin de la guerre, Romain Gary retourne à Nice, pour partager avec sa mère sa joie, pour lui montrer combien elle avait raison de croire en lui. C’est là qu’il découvre qu'elle est morte depuis plusieurs années. Mina avait chargé une amie de transmettre au fur et à mesure à son fils les centaines de lettres qu'elle avait écrites pour lui les jours précédant sa mort.

Momo, lui, avec Madame Rosa, va être un "vrai" fils, il va l’accompagner jusqu'au bout. Au début de "La vie devant soi", Momo pose à son vieil ami, Monsieur Hamil, la question qui le taraude: "peut-on vivre sans amour?" Ses dernières paroles, celles avec lesquelles le livre se referme, ce sont ces trois mots: "il faut aimer".