Avec Jean Starobinski, c’est tout un pan de la critique littéraire au XXe siècle qui disparaît, l’école de Genève, celle qu’ont fondée Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet.
Il les citait comme ses maîtres à chaque occasion et tenait à inscrire son travail dans leur continuité. Staro, comme les Genevois l’appelaient amicalement, était aussi une figure familière bien connue qu’on voyait longtemps bouquiner au marché aux Puces de Plainpalais.
Jean Starobinski est né dans cette ville, le 17 novembre 1920. Ses parents avaient quitté la Pologne où les lois antisémites leur interdisaient les études de médecine. Jean Starobinski a grandi dans un milieu cultivé, polyglotte, laïc, que fréquentaient musiciens et artistes. Il évoquait souvent avec bonheur la Maison des petits à Champel, basée sur les préceptes de "L’Emile", où l’on apprenait en chantant et en cultivant son carré de jardin.
Un amoureux de Jean-Jacques Rousseau
C’est peut-être là qu’est né son attachement pour Rousseau, conforté, au cours de ses études de lettres, par l’enseignement de Marcel Raymond. Il fera également des études de médecine, avec une spécialisation en psychiatrie, ce qui donnera à son approche des textes une dimension très large.
Pendant la guerre, la Suisse romande est le havre de nombreux réfugiés – résistants, juifs, artistes. L’étudiant fait ainsi la connaissance de Pierre-Jean Jouve qui jouera un rôle important dans sa connaissance de la poésie. Il pratique la médecine à Cery, près de Lausanne, sa femme Jaqueline se forme en ophtalmologie. Ils passent tous deux quelques années aux Etats-Unis, à l’université Johns Hopkins à Baltimore où Georges Poulet a invité Starobinski.
En 1957 paraît la thèse de lettres consacrée à Jean-Jacques Rousseau, "La Transparence et l’Obstacle". Un ouvrage qui a fait date. "A partir d’une exigence de réciprocité, Rousseau souhaitait un système politique qui concilierait la liberté de chacun et la volonté de tous. Son éthique voulait que la réciprocité et la subordination ne fussent pas contradictoires", écrivait Jean Starobinski, dans Le Temps du 27 juin 2012.
Explorateur de la mélancolie
Mais le critique a gardé une distance à son héros et s’est intéressé à tous les auteurs des Lumières, particulièrement Diderot. "L'Aufklärung reste le meilleur espoir de paix, de développement de l'homme qu'on puisse conserver. Il n’y a rien à larguer de cet héritage-là", dira-t-il encore.
Sa double formation scientifique et littéraire lui permet d’explorer le vaste champ de la mélancolie, pathologie sur laquelle il a beaucoup écrit. "Action et réaction, les aventures d’un couple" (1999) doit aussi à son regard de médecin, bien qu’il n’ait jamais pratiqué la clinique.
Hors des modes et référence mondiale
A partir de 1958, Jean Starobinski est nommé à l’Université de Genève. Son cours devient un événement mondain, comme celui de Marcel Raymond auquel il succède. Son enseignement marque plusieurs générations. Le critique reste à l’écart de toutes les modes et querelles idéologiques – structuralisme, marxisme, sémiologie, psychanalyse – tout en s’y intéressant de près. Il préconise une approche patiente, historique, des textes et des manuscrits.
En 1985, Jean Starobinski prend sa retraite, mais ce n’est que pour mieux se consacrer à ses travaux. Il est invité à donner des cours au Collège de France, à l’EPFZ, monte une exposition pour le Louvre, "Largesses". Il écrit sur l’art, sur l’opéra, sur la poésie. Il devient une référence mondiale, extrêmement sollicité, couvert de prix, invité à donner des conférences, des interviews, invitations auxquelles il cède au risque de s’éloigner de ses travaux en cours.
Genève lui avait refusé sa naturalisation
Jean Starobinski était d’une amabilité et d’une attention extrême, ouvert aux sollicitations. En 2005, il doit quitter l’appartement de la rue de Candolle, en face de l’Université, et réorganiser son immense bibliothèque, une épreuve pour ce savant déjà âgé. Ses archives sont confiées à la Bibliothèque Nationale à Berne.
Mais Jean Starobinski garde toujours son attachement à Genève, qui lui a pourtant refusé la naturalisation, à lui et à sa famille, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Il disait en riant que ce refus lui avait épargné le service militaire.
Jusque dans son très grand âge, Jean Starobinski a continué à travailler sur ses dossiers, comme en témoignent "Accuser et séduire", sur Rousseau, "Diderot, un diable de ramage" (les deux en 2012), et le recueil d’articles "La Beauté du monde"(Quarto Gallimard, 2016).
Isabelle Rüf/aq