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Lydie Salvayre questionne le monde de l'art dans "Marcher jusqu’au soir"

L'écrivaine Lydie Salvayre, co-présidente de l'édition 2019 du Salon du livre de Genève. [Keystone - Martial Trezzini]
Lydie Salvayre : "Marcher jusquʹau soir" / Caractères / 61 min. / le 5 mai 2019
Saluée par le Goncourt en 2014, Lydie Salvayre publie un récit poignant dans lequel elle évoque sa relation intime avec l’œuvre de Giacometti. Avec une sincérité désarmante, l’auteure y confie son interrogation existentielle au soir d’une vie menacée par le cancer.

A l’origine, il y avait la proposition d’Alina Gurdiel, directrice de la collection "Ma nuit au musée" des éditions Stock. Celle-ci proposait à Lydie Salvayre de passer une nuit au musée Picasso de Paris au moment où se tenait l’exposition "Picasso-Giacometti", et de relater cette expérience de confinement à travers un récit personnel.

Non, je lui ai dit non merci, je n’aime pas les musées, trop de beautés concentrées au même endroit, trop de génie, trop de grâce, trop d’esprit, trop de splendeur, trop de richesses, trop de chairs exposées, trop de seins, trop de culs, trop de choses admirables.

                                        Citation tirée de "Marcher jusqu’au soir" de Lydie Salvayre

Seule avec une sculpture

Mettant en avant sa méfiance à l’égard de l’art consacré, la romancière a d’abord refusé l’offre avec la fougue qu’on lui connaît. Mais la relation intime qu’elle entretient avec "L’Homme qui marche", œuvre majeure de Giacometti, lui a fait changer d’avis. Une nuit durant, elle s’est donc retrouvée seule face la sculpture filiforme qu’elle n’avait jusque là admirée que sur papier glacé.

"L'homme qui marche II" d'Alberto Giacometti, ici exposé au LAC Lugano Arte & Cultura le 19 octobre 2015. [Keystone - Gaetan Bally]
"L'homme qui marche II" d'Alberto Giacometti, ici exposé au LAC Lugano Arte & Cultura le 19 octobre 2015. [Keystone - Gaetan Bally]

Rien qu'un vague malaise

"J’attendais un bouleversement de la voir en chair et en os, en tout cas j’espérais une rencontre. Mais la rencontre n’a pas eu lieu. Je n’ai ressenti qu’un vague malaise" confie l’auteure les larmes aux yeux. Au point d’invoquer au fil de son récit plusieurs hypothèses: son insensibilité à la beauté du monde, son désamour pour l'art contemporain ou la situation très particulière de la réclusion.

Etais-je une handicapée de l’art? Une infirme du sens esthétique? Une analphabète du beau? Sans aucune assise intérieure pour y asseoir la beauté?

Citation tirée de "Marcher jusqu’au soir" de Lydie Salvayre

En colère contre l'imposture

Ce rendez-vous manqué a provoqué une colère inattendue et parfois théâtrale chez Lydie Salvayre qui consacre des pages vitriolées à l’imposture que sont, selon elle, ces grand-messes de la médiation artistique, s’en prenant autant aux prescripteurs du bon goût homologué qu’aux spéculateurs du marché de l’art…

Entre deux accès de colère, surviennent quelques souvenirs liés à sa mère dont elle a relaté les jeunes années dans un roman salué par le Goncourt: "Pas pleurer". Cette mère, réfugiée de la Guerre civile espagnole qui, sa vie durant, a cultivé la modestie comme une valeur cardinale.

J’avais constaté depuis longtemps que ma mère, qui n’avait jamais mis les pieds dans un musée, ni dans une librairie, ni dans une galerie d’art parce qu’elle avait le sentiment que cette culture-là ne la concernait pas et que, de plus, elle y aurait été regardée comme un élément étranger, comme une tache (…) ma mère avait le cœur et la raison bien plus dignes et généreux que la plupart de ceux que Baudelaire non sans raison appelait la canaille artistique.

Citation tirée de "Marcher jusqu’au soir" de Lydie Salvayre

Face à la mort

Au sortir de sa réclusion volontaire, Lydie Salvayre a laissé agir le temps, prête à renoncer à son projet de récit. Jusqu’au jour où s’est imposée une évidence: souffrant d’un cancer depuis plusieurs années, sa rencontre nocturne avec "L’Homme qui marche" de Giacometti l’a renvoyée à la certitude de sa fin. Ainsi, a-t-elle bloqué toute possibilité d’émotion.

J’ai découvert que j’étais mortelle au moment où s’est déclarée la maladie. Avant, je ne le savais pas. C’est pas mal de se dire que jusqu’au soir, jusqu’au dernier souffle, je pourrai marcher. C’est-à-dire vivre. Et que c’est une merveille.

Lydie Salvayre, auteure de "Marcher jusqu'au soir"

Et la suite?

Troublante révélation de la part d’une romancière qui a toujours eu recours au prisme de la fiction pour parler de ses préoccupations. Encore plus troublant de l’entendre s’interroger sur la suite de son œuvre littéraire. "Je ne peux pas faire autrement que de me livrer intimement, les choses sont venues comme ça. Au point où j’en suis, je n’en ai plus rien à fiche qu’on pense que je me trompe dans ce que j’écris, alors que j’y ai été très sensible et en ai souffert au-delà du possible".

Alors bien sûr, on lira "Marcher jusqu’au soir" en se laissant porter par les colères homériques et les confidences bouleversantes de Lydie Salvayre. Mais on sera aussi sensible à sa prose vive, oscillant entre langage populaire et style châtié. Une écriture joueuse teintée du "fragnol" maternel, délicieux mélange de français et d’espagnol. Comme un gage de liberté.

Jean-Marie Félix/mh

Lydie Salvayre, "Marcher jusqu'au soir", Ed. Stock

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