C’est l’une des expositions originales à découvrir le temps d’un été non loin de la Suisse romande: "L’Odyssée des livres sauvés". Joseph Belletante, directeur du musée et commissaire de l’exposition, a voulu que ce parcours bibliophilique soit intime et accessible à tous les publics, comme une fête célébrant le livre et son pouvoir de résilience.
"Une telle exposition peut forcément amener le visiteur vers des contextes liés à la Seconde Guerre mondiale, à la destruction violente", confie Joseph Belletante. "Cette composante existe bien sûr car elle est matricielle, mais nous avons souhaité aussi voguer à travers l’Histoire".
Histoire qui traverse les époques avec la disparition de l’"Hortus deliciarum", manuscrit d’une somme encyclopédique remontant au 12e siècle, détruit sous le feu de l’artillerie prussienne en 1870, sauvé partiellement grâce à de précieux facsimilés réalisés antérieurement par quelques érudits du 19e siècle.
Histoire plus récente lorsque le Père Michaeel Najeeb a héroïquement sauvé des milliers de manuscrits anciens à la valeur inestimable, alors que les troupes de l’Etat islamique encerclaient la ville de Mossoul.
Le péril des catastrophes naturelles
Parmi les périls qu’encourent les livres, il y a bien sûr la fureur des hommes, mais on trouve en bonne place les catastrophes naturelles. La première salle de l’exposition s’ouvre sur une photographie prise en novembre 1966 à la Bibliothèque nationale de Florence, peu après une terrible crue de l’Arno qui a englouti la ville. On y voit des jeunes gens s’affairer à sauver des centaines de livres maculés de boue.
Sur une autre, des femmes étendent des feuillets libérés de leur reliure comme des draps sur des cordes à linge. Image irréelle qui témoigne d’un formidable élan de solidarité venu de ceux qu’on a nommés les "Anges de la boue". En bon conservateur de livres, Joseph Belletante l’affirme: "A la suite de ce sauvetage d’urgence, Florence est devenue la capitale mondiale de la restauration d’ouvrages. Cette inondation constitue la base des plans d’action mis au point pour restaurer les livres dans les bibliothèques et les musées du monde entier".
Porter secours puis restaurer
"L’Odyssée des livres sauvés" s’organise en quatre chapitres. Après les guerres et les catastrophes naturelles, plusieurs histoires liées à la censure y sont évoquées. Puis s’ouvre le chapitre consacré aux livres dispersés sur les chemins de l’exil. Car il en va des livres comme des humains: sauver les uns et les autres signifie leur porter secours puis les restaurer dans leur dignité. C’est pourquoi deux photographies de migrants figurent dans le parcours de l’exposition. Un homme et une femme qui ont emporté dans leur déroute un livre capable de les aider à survivre.
C’est précisément avec un chapitre consacré aux livres qui sauvent que l’exposition trouve sa conclusion. Comme un jeu de miroirs. "Des livres qui sauvent et qui marquent un lecteur à vie", ajoute Joseph Belletante. "Cette thématique du livre salvateur permet de conclure sur une dimension intime et sentimentale évidente".
Mais les livres peuvent sauver autant leurs lecteurs que leur auteur. Ainsi, l’exposition met en évidence le fameux "Frankenstein" de Mary Shelley, écrit sur les bords du Léman au début du 19e siècle. Le conservateur le rappelle, Mary Shelley a été affectée très tôt par la mort de sa mère et de ses enfants. Ecrire l’histoire d’un être recomposé à partir de fragments, c’était pour elle répondre à l’appel de ses fantômes, c’était faire revivre les êtres proches emportés par la mort. "Frankenstein" est donc selon Joseph Belletante un livre rédempteur pour celle qui l’a écrit.
Un bel ouvrage en complément
Pour accompagner l’exposition, Joseph Belletante et sa complice Bernadette Moglia ont publié chez Actes Sud un bel ouvrage richement illustré: "BibliOdyssées, 50 histoires de livres sauvés". On y retrouve le chapitrage propre à l’exposition et de nombreuses reproductions de documents présentés. Pourtant, cet ouvrage n’est pas à considérer comme un catalogue mais plutôt comme un complément livresque.
En première partie, on y trouve deux textes littéraires. L’un d’eux est signé par l’auteur israélien Raphaël Jerusalmy. Bibliophile averti, celui-ci y donne la parole à une fable disparue d’Esope, "L’Ane et le rapace". Cette fable personnifiée évoque ses déboires depuis sa rédaction il y a 2500 ans jusqu’au jour où l’un de ses fragments trouve un ultime refuge au Musée de l’Imprimerie de Lyon. Récit fabuleux qui illustre bien la volonté du conservateur de préserver la part de légende de chaque livre.
Quelque part, la fable qualifie le patron du musée en ces termes:
C’est un drôle de gaillard pas très conservateur. (…) Il ne montre d’intérêt que pour les lacunes scripturales, les inachevés d’imprimer, les disparitions de l’esprit, les égarements de l’Histoire.
Raphaël Jerusalmy, "L’Ane et le rapace"
Lorsqu’on travaille dans un musée et qu'une image ou un texte apparaît, c’est intéressant de faire revivre les fantômes et tout ce qui transparaît en dessous. Parmi ces fantômes, se dessine alors la relation qu’on a soi-même avec ces documents
L’exposition et le livre qui l’accompagne suivent cette intuition. L’une et l’autre révèlent peu à peu une intimité dissimulée. Pour autant qu’on les considère avec une attention bienveillante.
Jean-Marie Félix/mh
Exposition L’Odyssée des livres sauvés, Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique, Lyon, jusqu'au 22 septembre
Joseph Belletante, "BibliOdyssées, 50 histoires de livres sauvés", Ed. Actes Sud