Chacun a dans la tête les images de Tintin exterminant sans état d'âme les animaux sauvages durant ses aventures africaines. Ou cette vache passée à la moulinette en Amérique. Ou ces alligators transpercés de balles dans la jungle. Oui, le héros d'Hergé passe pour le pire ennemi de la faune, même si son plus fidèle ami est un petit chien blanc.
Et si certains dénoncent la cruauté d'Hergé, d'autres y voient plutôt le reflet de la société des années 30 tournée sur l'ethnocentrisme et la ferme volonté de domestiquer le monde animal dans son entier. Selon Eric Baratay, auteur d'un article intitulé "Tintin et les animaux, symbole de l'évolution occidental", l'auteur belge est surtout un précurseur dans son rapport aux bêtes.
Milou, fidèle parmi les fidèles
Solitaire à ses débuts, Tintin peut compter sur un fidèle ami, un ami quasiment humain qui parle, pleure et exprime ses émotions. L'homme et son ami dialoguent et plaisantent, se comportent parfois comme un vieux couple. Pour Eric Baratay, interrogé dans l'émission de la RTS Chouette, cette relation n'est pas banale quand paraît "Tintin au pays des Soviets" en 1930.
En effet, Milou est présenté comme un chien de compagnie de style bourgeois. Or à l'époque, les chiens sont soit des chiens errants, soit des chiens de garde, mais pas des chiens de compagnie. Ce n'est qu'ensuite, à partir des années 50, que le chien de compagnie va se répandre en Occident.
Au pays des Soviets, Milou est présenté comme un chien de compagnie de style bourgeois, avec une belle condition, qui prend l'auto et le train, qui mange au restaurant
De la même manière, Milou se rend chez le vétérinaire quand il est blessé, une action très rare pour l'époque, puisque le vétérinaire est réservé aux chevaux. Dans ces deux exemples, Hergé fait figure de précurseur.
S'il est d'une compagnie agréable, Milou n'en est pas moins aussi un toutou à éduquer, signe aussi qu'à l'époque un animal doit être soumis. Tintin ne manque pas une occasion de lui faire la leçon ou le réprimander. On voit fréquemment le maître rappeler le chien à l'ordre, lui dire qu'il doit être obéissant, qu'il ne doit pas se comporter comme un vulgaire chien de rue. Car sa condition d'animal ou de bête avilie n'est jamais loin, soit qu'il se comporte en poltron ou en glouton, soit qu'il sombre dans son vice le plus profond, l'alcool.
Et au final, au fil des albums, Milou devient de moins en moins humanisé et de plus en plus chien, relégué au rang de l'animal de compagnie. Mais il n'en devient pas invisible pour autant et à quelques exceptions près, notamment quand il passe pour un sage toutou de Moulinsart, il continue de participer activement à toutes les aventures.
Des animaux de ferme dévalorisés
Dans les premiers albums, les animaux sont avant tout nuisibles ou au service de l'homme. Parmi ceux-ci figurent les animaux de ferme. Chez les Soviets, on rencontre par exemple une vache aux traits humains, rappelant la vache qui rit, manière peut-être de la ramener au rang de créature inférieure.
Eric Baratay se souvient d'une scène marquante dans "Tintin en Amérique". Tintin est dans un abattoir et admire une belle vache sur un tapis roulant, puis la voit ressortir en corned-beef et en saucisses. Pour ce spécialiste en histoire des animaux, "c'est typique d'une époque, celle de l'invention de l'abattage industriel, du travail à la chaîne (...) A partir de ces années-là, il y a en Occident un effacement des animaux de ferme. Les animaux sont enfermés et disparaissent. Et Tintin nous fait aussi vivre cet effacement." Car Hergé est un "miroir de la société".
Hergé est ainsi un miroir de la société, une éponge sociale, c'est quelqu'un qui sent les choses, les annonce et les accompagne. Et cela vaut en particulier pour le monde animal
De fait, les animaux domestiques disparaissent peu à peu des albums, à l'exception des chameaux et autres lamas utilisés pour le transport des hommes. Et à l'image du lama fâché qui fait toujours ainsi, ces animaux se caractérisent surtout par leur mauvais caractère.
Le massacre des animaux sauvages
De l'Amazonie à l'Himalaya, le reporter croise des dizaines d'animaux sauvages comme le yack, le léopard ou l'anaconda. Souvent pour leur plus grand malheur, car Tintin tire sur tout ce qui bouge. L'album le plus emblématique, et donc le plus décrié, est évidemment "Tintin au Congo" dans lequel le reporter se montre sans pitié, explosant un rhinocéros à la dynamite, forçant un boa à l'autocannibalisme ou dépeçant un singe pour se déguiser avec sa peau.
"Dans les premiers albums, les animaux sauvages sont vus comme des périls, des animaux agressifs qu'il faut vaincre ou soumettre", explique Eric Rabatay. Hergé suit là l'idéologie du 19e siècle, quand on pensait qu'il fallait soumettre les animaux. "Un animal sauvage n'avait que deux destinées, soit il acceptait de se soumettre, soit il était exterminé. Il ne pouvait pas y avoir d'entre deux, le laisser en liberté dans sa nature paraissait impensable."
Un bon animal est un animal soumis
"Il y a aussi la volonté d'affirmer que l'on maîtrise la nature", détaille encore l'historien. Ainsi, chez les Soviets, on voit Tintin vaincre un ours, puis poser son pied dessus à la mode des chasseurs dans les safaris africains. Idem avec la grosse araignée de "L'Etoile mystérieuse" qu'il s'agit d'exterminer au plus vite ou encore avec Ranko, le gorille manipulé par des malfaiteurs, dans "L'Ile noire": Tintin ne se réconcilie avec lui qu'à la fin, quand il est à sa vraie place, dans une cage de zoo. Le dialogue avec l'animal sauvage ne peut se faire qu'avec un animal soumis. "C'est l'expression d'une époque magnifiquement exprimée en une case."
Le revirement
Mais Hergé et Tintin vont ensuite changer d'attitude et Eric Rabatay place ce revirement précisément à la planche 30 du 12e des 23 albums, "Le Trésor de Rackham le Rouge": Tintin demande aux Dupondt et au capitaine Haddock de ne pas tirer sur les animaux. Dès lors, le héros abandonne le massacre animalier. Dans un premier temps, c'est le capitaine qui prend le relais. "Cela permet de ne choquer personne: pour ceux qui veulent tuer des animaux, il y a Haddock et pour ceux qui veulent les préserver, il y a Tintin."
Et Haddock arrête d'ailleurs rapidement de tuer lui aussi des animaux, préférant les insulter directement ou utilisant des images animalières pour colorer le vocabulaire dont il a le secret. Aussi, ce sont finalement les méchants qui s'attaquent aux animaux, mais sans même y parvenir, à l'image de l'infâme Rastapopoulos qui n'arrive pas à écraser une simple araignée dans "Vol 714 pour Sydney".
Porc-épic mal embouché, vieille perruche bavarde, loup-garou à la graisse de renoncule!
C'est avec l'essor des associations de protection des animaux que Tintin commence à respecter ses compagnons à quatre pattes. Au gré des republications, Hergé a ainsi repris certains dessins et dialogues impliquant des animaux. Par exemple, la vache sacrée passe d'un regard menaçant à un regard paisible. Quant à "Tintin au Congo", tout ne pouvait être supprimé faute de quoi l'album ne serait plus rien, mais l'auteur a néanmoins enlevé certains textes méprisants envers les animaux ou dans lesquels il semblait justifier le trafic de l'ivoire.
Le respect du yéti
Là aussi, Eric Rabatay considère qu'Hergé est un précurseur en la matière, au regard des pratiques dans le monde occidental. "Rackham le Rouge" date de 1944 et la réécriture de "Tintin au Congo" de 1945. Pour l'historien, il a fallu attendre deux autres oeuvres pour que les attitudes évoluent, mais dix ans plus tard seulement, en 1956: "Les racines du ciel" de Romain Gary contre le massacre des éléphants et "Le Monde du silence" de Jacques-Yves Cousteau, une ode au respect de la nature.
Le chat, symbole de réconciliation
Au final, dans les derniers albums, on est totalement à l'opposé des premiers avec un animal davantage respecté à l'image du yéti de "Tintin au Tibet" (1960), qui est laissé à l'état sauvage contrairement à son lointain cousin Ranko, 22 ans auparavant. Dans "Tintin et les Picaros", en 1976, le reporter assiste à un combat entre un serpent et un caïman. A ses débuts, il aurait dégainé son fusil, mais là, il ne fait rien et regarde. "C'est l'idée que la nature peut être cruelle, mais elle est telle quelle et il faut la laisser faire, on ne peut que la regarder. C'est un changement total et là aussi Hergé accompagne le revirement de l'Occident", estime Eric Rabatay.
Et s'ils ont encore parfois mauvais caractère, les animaux se font dès lors plus discrets et surtout restent en vie. Le symbole de cette réconciliation avec le monde animal est le chat. Milou se montre tout d'abord allergique aux félins, enchaînant les poursuites et les bagarres. Mais il finit par se lier d'amitié avec le matou de Moulinsart.
Propos recueillis par Nancy Ypsilantis
Adaptation web: Frédéric Boillat