"Une joie féroce" paru chez Grasset est l'un des romans français bénéficiant du plus gros tirage de cette rentrée littéraire. Un livre qui va forcément faire oublier des centaines d'autres, rangés loin derrière cette tête de gondole. Mais voilà, beaucoup attendent avec impatience chaque roman de l'auteur. Car Sorj Chalandon donne le sentiment d'écrire chaque fois sur l'ordre de ses tripes, malgré les prix - Académie Française, Goncourt des lycéens.
D'ailleurs, il n'écrit pas: il lâche des bombes. Phrases courtes, mots simples, efficaces. Aucune ambiguïté possible. Sorj Chalandon a cette radicalité dont émerge la poésie. Il écrit comme un soldat se jette sous les tirs. Soumis à une urgence, celle de sauver sa peau, celle de ses personnages et plus: sauver l'humanité, la fraternité, l'amitié malgré les mines posées partout par l'existence. Sorj Chalandon est toujours en guerre. Parce qu'il est un écorché vif, et parce qu'il est un ancien grand reporter qui a couvert plusieurs conflits et drames humains.
Une guerre intime
Dans "Une joie féroce", il est encore question de guerre justement. Mais une guerre intime où le combattant est une combattante, et l'ennemi intérieur. Dans la peau d'une femme pour la première fois, Sorj Chalandon devient Jeanne, une libraire qui vit dans un couple sans tendresse depuis la mort de leur fils. Ils se croisent.
Elle avance poliment dans la vie, jusqu'à l'examen mammaire et cette phrase du médecin: "Il y a quelque chose". Cancer du sein. Loin de l'abattre, la maladie sera pour elle l'occasion d'une renaissance.
Ce qui ne tue pas rend plus fort
Ce résumé de 4e couverture pourrait faire fuir plus d'un lecteur. Ils sont beaucoup en effet à être lassé de ces récits relatant, avec plus ou moins de pudeur, les parcours résilients de personnages passés par la case "victime". Cela vient de loin: l'histoire de la philosophie occidentale est pleine de mal-portants qui ont tiré leur sagesse de la maladie, clamant que ce qui ne tue pas rend plus fort. Mais n'est pas Sénèque, Montaigne ou Nietzsche qui veut, et le piège de sombrer dans des récits pétris de bons sentiments et d'embarrassante glorification des victimes est difficile à éviter.
Un écueil qui menace jusqu'à Sorj Chalandon: l'écrivain livre ici un roman feel good qu'il n'aurait probablement jamais osé rédiger si sa femme et lui n'avaient pas été victimes du cancer à 11 jours d'intervalle.
La lutte qui vaut la lecture
"Une joie féroce" n'est pas le meilleur roman de l'auteur. La faute à une affaire de braquage au féminin qui envahit le récit et fragilise sa crédibilité.
Cependant, son livre vaut la lecture pour la lutte centrale qu'il narre: celle qui oppose les femmes à cette maladie. Une femme sur huit en est frappée. Quand ce n'est pas soi, on a toute une amie, voisine, collègue qui... On compatit, on tremble pour elles, mais après? Comment savoir ce qu'elles vivent vraiment? C'est là que Sorj Chalandon le guerrier débarque et nous pousse au front, c'est-à-dire dans leur quotidien passé brutalement sous le régime de la menace mortelle. Oui, il lâche encore une bombe. Une petite, certes, mais quand elle explose entre vos mains, de la lumière jaillit.
Anne-Laure Gannac
Adaptation web: ld