En 1954, le Premier ministre britannique Winston Churchill a 80 ans. Pour célébrer l’événement, les autorités reconnaissantes confient au peintre Graham Sutherland la réalisation d’un portrait représentant le héros de la nation. Le tableau est révélé lors d’une cérémonie d’hommage qui se tient à Westminster devant la jeune reine Elisabeth II entourée du gratin politique. Et il fait scandale…
Sur fond de théâtre
A partir de cette péripétie historique, Philippe Forest a conçu un roman qui doit beaucoup à la forme théâtrale. En quatre actes, trois intermèdes, un prologue et un épilogue, l’auteur imagine les séances de pose auxquelles Churchill se prête de mauvaise grâce, dans sa propriété de Chartwell.
Entre le peintre et son vénérable sujet, une complicité naît. Car chacun découvre que l’autre a lui aussi vécu la perte d’un enfant en bas âge.
Bien sûr, les gens préfèrent ne pas savoir. Ils aiment mieux faire comme si les enfants ne mouraient pas. Cela va tellement à l’encontre de l’idée qu’ils se fabriquent de la vie. Du sens qu’ils lui prêtent. Je ne leur en tiens pas grief. J’étais pareil à eux.
La perte, un thème central pour Philippe Forest
Ce thème de la perte fonde l’œuvre romanesque de Philippe Forest depuis la parution en 1997 de "L’Enfant éternel". Sur le mode de l’autofiction, celui-ci y relatait la disparition de sa petite fille Pauline, disparue à l’âge de quatre ans des suites d’un cancer foudroyant. Mais avant ce premier opus romanesque, Philippe Forest menait déjà une brillante carrière de chercheur et d’enseignant universitaire en littérature comparée. Carrière qu’il poursuit aujourd’hui en parallèle à celle d’écrivain.
"Tous mes livres ont été construits à partir de la perte et du deuil parental, confie l’auteur. Mais pour éviter un ressassement qui serait morbide pour l’auteur et fastidieux pour le lecteur, j’essaie de revenir à cette question sous une forme différente à chaque fois. Avec cette rencontre entre Churchill et son portraitiste, je me demande ce qui passe et ce qui ne passe pas d’une telle épreuve dans la vie d’un homme, qu’il soit Premier ministre ou artiste."
La forme choisie pour ce dernier roman s’inspire largement du théâtre. Convaincu qu’un récit doit s’interroger sur lui-même et sur la question de la représentation, Philippe Forest fait naître peu à peu ses deux protagonistes et les met en scène. Les allusions indirectes et les citations tirées de l’œuvre de Shakespeare y sont nombreuses, à commencer par le titre du roman emprunté à une tragédie du grand Will.
Vous pouvez me retirer ma gloire et ma puissance, mais non mes chagrins dont je resterai toujours le roi.
La vanité du pouvoir et le geste artistique
Philippe Forest connaissait l’histoire qui liait Churchill à Sutherland, mais l’avait rangée au fond de sa mémoire. En regardant par hasard un épisode de la série "The Crown", il est tombé sur une brève séquence relatant la rencontre entre le Premier ministre vieillissant et son portraitiste. Aucun document ne relate le contenu de leurs échanges pendant les séances de pose. Peu importe. L’auteur les a reconstitués selon sa propre sensibilité, en y mêlant des réflexions sur la vanité du pouvoir et sur le geste artistique.
Une bonne histoire se signale précisément par la faculté qu’elle a de faire signe à celui qui la découvre et qui, sans l’avoir prévu, se retrouve soudainement happé. Au point, très vite, de ne plus parvenir à faire la part entre ce qui vient d’elle et ce qui vient de soi.
Un portrait aujourd'hui disparu
Si on ne sait rien des échanges entre les deux hommes, en revanche on connaît la réaction contrariée de Churchill découvrant son portrait lors de la cérémonie d’hommage qui lui a été rendu à Westminster: "Un remarquable exemple d’art moderne…" lâche avec une ironie mordante le Premier ministre devant la toile qui le représente.
Représentation non pas en gloire, comme on s’y attendait, mais attestant la tragique humanité d’un homme affaibli par l’âge. Au point que le portrait fit scandale. La légende veut que la veuve de Churchill l’ait détruit selon les vœux de l’intéressé. En tout cas, l’original a disparu, il n’en subsiste plus que quelques photographies.
"Je reste roi de mes chagrins", un livre précieux à placer en tête des 524 nouveautés annoncées en cette rentrée littéraire 2019.
Jean-Marie Félix/aq
Philippe Forest, "Je reste roi de mes chagrins", Ed. Gallimard.
Philippe Forest, coprésident du Livre sur les quais
Philippe Forest sera le coprésident de la prochaine édition du Livre sur les quais à Morges (VD), au côté d’Amélie Nothomb. Un curieux assemblage entre un auteur sachant se faire rare et une romancière à succès publiant chaque automne un best-seller.
"J’ai un peu lu Amélie Nothomb, dit avec un léger sourire l’écrivain, il m’est arrivé de la croiser, notamment il y a deux ans lorsque l’un de nos livres figurait sur un palmarès. Nous avons un point commun qui est le Japon, même si le Japon qu’elle décrit dans "Stupeur et tremblements" n’a rien à voir avec celui que je décris dans "Sarinagara"".
Philippe Forest est un familier du rendez-vous morgien. Il en était déjà l’invité lors de la première édition en 2010 et a renouvelé sa participation à plusieurs reprises. Mais cette fois, sa responsabilité de coprésident suscite une légère appréhension: "Le caractère officiel de la fonction dont l’honneur m’a été fait m’inquiète un peu, confie-t-il. Je ne suis pas toujours très à l’aise dans un cadre officiel, mais je tâcherai de faire au mieux".
Le Livre sur les quais a lieu à Morges du 6 au 8 septembre 2019.