Les Suisses, peuple de plumes

Grand Format

Depositphotos

Introduction

Les Suisses sont fous de littérature, comme l’a encore prouvé le succès du Livre sur les quais, à Morges, qui a accueilli 40'000 spectateurs le week-end dernier. Mais ils écrivent aussi beaucoup: 14,4 % d’entre eux rédigent régulièrement des textes non utilitaires – journaux intimes, blogs, poésie, souvenirs destinés aux générations futures, slam, rap. La preuve par les ateliers d’écriture qui ont fleuri partout, ces dernières années.

Chapitre 1
1,224 millions de Suisses écrivent

Depositphotos

Il y a Marie, 16 ans, qui glisse son carnet Moleskine dans son sac en toile pour prendre, une fois par semaine, le chemin de son atelier d’écriture où elle se forge un style autant qu'elle s'adonne à un exercice d'introspection.

Il y a ces 15 étudiants qui entrent chaque année à l’Institut littéraire suisse de Bienne, pour y travailler toutes sortes d’écritures avec diplôme universitaire à la clé.

Il y a Esteban, 92 ans, banquier privé genevois à la retraite, qui rédige un livre sur le Maroc de son enfance, racontant les vers à soie qu’il nourrissait dans son jardin de Tanger et son exil en Europe. Il écrit ce dont il se souvient à la demande de ses enfants qui se sont rendu compte qu’ils ne connaissaient pas l’histoire de leurs parents.

Il y a ces milliers de gens qui tiennent un journal intime dans lequel leur vie éparpillée prend patiemment une forme. Il y a, il y a, il y a.

14,4% des Suisses écrivent régulièrement et en amateur des textes non utilitaires – le chiffre exclut donc les rapports, les PV, les textes rédigés sur les bancs de l’université, etc. La statistique émane du rapport 2018 de l’Office fédéral de la culture.

Malgré la place qu’a prise le numérique (Facebook, séries TV, etc.), ce chiffre est resté stable. On peut donc considérer qu’il aurait comme un renforcement de l’écriture amateur. Olivier Moeschler, sociologue à l’UNIL et responsable du domaine Culture à l’Office fédéral de la statistique: "D'autres pratiques en amateur ont des taux moindres – seuls 8.5% font de la danse, et moins de 3% du théâtre en amateur".

Les blogs et autres pratiques scripturales numériques ont-ils une incidence sur ce chiffre?

Il se peut que l’omniprésence du numérique contribue à une revalorisation de ce type d’activité considérée comme ancestrale.

Olivier Moeschler, sociologue à L’UNIL et responsable du domaine Culture à l’Office fédéral de la statistique.

Chapitre 2
Ecrire, un plaisir de femmes et de très jeunes

Depositphotos - Darren Baker

Au fait, qui écrit? "Deux fois plus de femmes. 19% d’entre elles écrivent dans leur temps libre, contre 10% des hommes. Et davantage de 15-29 ans. Plutôt des personnes avec un niveau de formation tertiaire (hautes écoles). Par contre, on n’observe aucune différence significative entre les villes, l’agglomération ou la campagne, ou encore entre régions linguistiques helvétiques, et pas non plus entre les Suisses et les autres nationalités: au niveau de ces variables plus "spatiales", écrire s’avère une pratique très démocratique", répond Oliver Moeschler.

>> A voir: La Puce à l'oreille, "Les Suisses fous d'écriture" :

Rentrée littéraire
La Puce à l'Oreille - Publié le 5 septembre 2019

Claude Maier, auteur de plusieurs livres publiés à compte d’auteur, note que ces dernières années, l’Association des écrivains fribourgeois dont il est le trésorier, a enregistré une hausse significative des adhésions, notamment de très jeunes personnes avec plus de femmes et d’auteurs de fantasy. Et que cette hausse, d’autres associations cantonales l’enregistrent aussi.

Si Joël Dicker et J.K. Rowling sont souvent cités en modèles par les jeunes écrivants, il ne semble pas que l’écriture soit choisie comme un moyen de devenir célèbre, à l’instar de la musique pop, du foot ou du cinéma: écrire est trop lent, pas assez médiatique. Ecrire serait alors un plaisir, une quête. Une fin en soi, plutôt qu’un moyen. J’écris, donc je suis.

Autres indices, enfin, de cette passion helvétique pour l’activité de la plume: le boom des ateliers d’écriture qui ont éclos ces dix dernières années, des EMS aux grands rendez-vous littéraires tels Le Livre sur les quais, des petits cercles intimistes aux masterclasses données par des écrivains people comme Philippe Djian sur l’Arc lémanique.

14,4% de Suisses, cela fait 1,224 million d’individus. Pour tenter de cerner cette passion silencieuse et impalpable, plongeons dans quatre types d’écriture personnelle, choisis pas tout à fait par hasard.

Chapitre 3
L’écriture,cet espace introspectif

Depositphotos

Pendant des années, sa voix a été une des préférées des auditeurs de la Radio suisse romande. Puis Martine Galland a changé de cap. Aujourd'hui, entre autres activités, elle organise des ateliers d’écriture. Ou comment l’écriture devient une écriture de soi.

"Je refuse du monde. Il faut dire que je travaille en tout petits groupes. Les gens qui viennent adorent l’écriture mais ils ont besoin d’un cadre et, surtout, de délais qui les forcent à passer à l’action. Ma présence les oblige aussi à mettre un point final à leurs textes, à conclure. Ce sont plutôt des femmes, et souvent jeunes. Mes participants viennent chercher un espace introspectif, affiner leur rapport à soi, à leur imaginaire. C’est un moment où l’on peut se dire des choses, à soi et aux autres, puisque je leur demande de lire leurs textes à voix haute. Des barrières tombent, des questions prennent forme.

>> A regarder, ce reportage sur un atelier d'écriture pour enfants :

Enfant inspiré lors d'un atelier d'écriture en 2001 [RTS]
Tout en région - Publié le 23 janvier 2001

"14,4 % c’est beaucoup, mais cela ne m’étonne pas vraiment. Le succès commercial des articles de papeterie liés au journal intime, carnet, cahier, etc. le montre. Je note que mes deux fils, dans la vingtaine, écrivent chacun des textes de rap, comme leurs amis."

Chapitre 4
L’écriture,un métier, peut-être

AFP - MYCHELE DANIAU

Nous sommes à l’Institut littéraire suisse, qui propose le Bachelor en écriture littéraire. Si les facultés anglo-saxonnes enseignent depuis des décennies les "creatives writing studies", les universités francophones ne s’y sont mises que récemment – et Bienne a été une des premières en Europe. La faute à une vision de l’écriture très archétypée: l’écriture ne s’apprendrait pas, le talent tomberait du ciel et les techniques ne seraient bonnes à rien (on résume).

>> A écouter, l'entretien avec Emmanuelle Ryser, passionnée d'écriture intime :

Portrait d'Emmanuelle Ryser [DR - Odile Meylan]DR - Odile Meylan
A l'abordage - Publié le 12 décembre 2018

Bienne a participé à rendre obsolète cette vision même si on n’y enseigne pas des trucs et des combines pour rédiger des best-sellers.

Romain Buffat est à la fois assistant à l’Institut littéraire suisse à Bienne et auteur: "Nous n’enseignons pas des recettes mécaniques. D’ailleurs, si on le faisait, nos étudiants prendraient un malin plaisir à les contourner ou à les détourner. La différence avec des études de lettres classiques, c’est que chez nous le temps est essentiellement consacré à l’écriture, sous des formes très différentes. Depuis quelques années, il y a une légère hausse des étudiants qui écrivent de la fantasy, dans le genre "Le Seigneur des anneaux". Le but n’est pas de publier un livre à tout prix, nous ne sommes pas des agents littéraires. Mais grâce à notre système de mentorat, nos étudiants sont en lien constant avec des écrivains bien au fait du milieu de l’édition."

Chapitre 5
Ecrire,le pouvoir de la poésie

Leemage

Narcisse, on le connaît. D’origine jurassienne, ce slameur se produit beaucoup sur les scènes de Suisse et de France. Il anime souvent des ateliers de slam dans les écoles secondaires romandes.

"Souvent je suis invité par les professeurs de français qui ont de la peine à intéresser leurs adolescents à la littérature et à la poésie. Le slam, qui n’a pas grand-chose à voir avec le rap, permet aux adolescents de découvrir le pouvoir des mots, de jongler avec les sons, les formes, le sens. Et de comprendre que la poésie au sens large, ce n’est pas un truc suranné mais un moyen d’expression contemporain".

"Maternelle", le slam de Narcisse. [RTS]
Magnétique - Publié le 3 septembre 2019

Narcisse organise parfois des battles, des batailles, des concours. "Au départ, les filles sont nettement plus à l’aise que les garçons, plus mûres dans l’expression", précise Narcisse.

Les thèmes? Ils reflètent les préoccupations de cette génération: la violence, l’immigration, le rêve d’un monde meilleur, le réchauffement, les valeurs. "Ils parlent moins d’amour ou de sentiments intimes, mais il faut dire que le slam se profère face à un public, et qu’à leur âge, on a la pudeur des sentiments", précise le slameur.

Chapitre 6
Ecrire, pour ne pas oublier

Depositphotos - Andrew Sproule

Difficile de le chiffrer, mais on ne compte plus les anciens qui écrivent pour témoigner d’un temps que leurs enfants ou petits-enfants ne connaîtront plus. Il en résulte des livres entre la petite et la grande histoire, des albums de souvenirs rédigés seul ou avec des pros de ce genre d’accouchement. Des entreprises comme Les Editions A la Carte, à Sierre, se sont fait une spécialité de ce genre d’ouvrages publiés à compte d’auteur. Certains livres s’écoulent à plusieurs milliers d’exemplaires, quand ils touchent un public local très demandeur (l’histoire d’une vallée, d’une famille, légendes locales, etc.)

Tu devrais mettre ton expérience par écrit, car bientôt, ceux qui ont vécu cette période ne seront plus là pour nous en parler.

François Cordonier, auteur de "Cheminement", publié à compte d’auteur par les Editions à la Carte, Sierre.

Domicilié à Cressier, retraité, Claude Maier apprête à sortir son sixième livre, cette fois chez un "vrai" éditeur. Il lui est arrivé de vendre jusqu’à 500 exemplaires de ses ouvrages – un score que maint écrivain romand bien coté n’atteint pas forcément.

"J’ai commencé par un roman, "Policarpa, le silence de ceux qui hurlent". J’avais passé plusieurs années en Colombie, j’ai voulu témoigner des légendes et des récits de la région et les nouer dans une intrigue policière. Par la suite, j’ai varié, publié des nouvelles, des courts textes accompagnés de photos. Pour mon premier livre, j’ai travaillé avec une maison française, mais je me suis fait plus ou moins arnaquer. Je me suis ensuite adressé aux Editions A la Carte. On attend, évidemment, qu’un grand éditeur nous dise oui. Mes livres, je les vends dans les salons, sur les marchés. On écrit, on se met à nu, on se livre. Ce contact direct avec mes lecteurs me permet d’avoir un vrai retour, des réactions réelles."