Dans une grande enveloppe jaune de chancellerie, Jacques Chessex avait assemblé plusieurs nouvelles que son fils Jean Chessex et les Editions Grasset ont agencées pour en restituer le rythme et créer des surprises.
Car si les grands thèmes reviennent avec obstination, le mal et le mystère de la mort, l'érotisme torride des femmes ou des jeunes filles, le malheur des réprouvés, la dérive des fous et les vies cabossées, la cohérence du recueil frappe par sa force et son allégement.
Seuls sept textes avaient été publiés précédemment dans des quotidiens, des revues ou en tirage limité. Certains susciteront l’étonnement comme "Le fauteuil rouge", regard subreptice sur les caresses que se donnent de vieux amants, scènes homosexuelles très inhabituelles chez Chessex.
D'autres comme "La culotte", enlevée elle aussi, si on ose dire, plongent immédiatement dans un univers que l'écrivain affectionnait: une déviance fétichiste à l'insu du coupable, atteint d'un mal psychique étroitement surveillé. En revanche, "L'adoration" ne fait pas mystère d'une forte attirance pour l'ondisme et l'ivresse bue à même la chair féminine, thème chessexien s'il en est.
L'appel du divin
A cette pâte humaine pétrie par le délire, l'extase ou la tendresse, répond chez Chessex la verticalité d'une spiritualité plus ou moins apaisée. Dans "Pentecôte", un jeune séminariste est en proie à des hallucinations qu'il vit comme des manifestations du divin sans se faire comprendre.
Mais dans "La préparation aux conférences", de sublimes tombées de neige apaisent toute peur face au néant et à la mort, légèreté floconneuse dont la lumière baigne la méditation. Dans la dernière nouvelle "Le moment de vous décider", la préparation au trépas, au grand saut, comme un sommeil paisible, ne se déroule pas comme il faudrait.
D'ailleurs le texte le plus court, titre du recueil "Passage de l'ombre" n'est-il pas chez une veuve le refus de la disparition de son époux dont l'ombre vient à nouveau visiter les vivants par la présence d'un oiseau? Manifestations aviaires que Chessex tenait pour des signes d'un possible arrière-monde, merles, corneilles…
Le sens de l'accusation
Cohérents, ces dix-sept univers le sont par l'usage fréquent d'un ton accusateur proféré par des gens convenables à l'encontre de leurs "protégé(e)s" comme le soulève l'enquête de "Innocenti", jeunes filles violentées par leur supérieure, une religieuse sadique. Sans doute, se dira-t-on que l'écrivain a encore lâché ses vieux démons, entre bizarreries sexuelles et goût du mal. Or, cette tension s'apparente souvent à une "lutte des classes" entre élites, pasteurs, médecins, surveillant(e)s et ces innocents, réprouvés, marginaux, mineures étroitement corseté(e)s par l'ordre moral.
Pour le coup, Chessex prend bien le parti du désordre par son attention aux plus faibles, observations qu'il glanait dans les bistrots vaudois, par exemple. Que de cicatrices fondent l'existence des plus humbles! Ancrées en terroir romand, ces courtes histoires s'imposent d'emblée sans préliminaires et imposent également l'écriture d'un maître de la forme brève.
Chessex dans la quintessence de son art, de ses tourments et de son besoin d'allégement comme il l'esquissa dans les dernières années de sa vie entièrement consacrée, pour le coup, à la littérature jusqu'à se perdre parfois… dans la posture de sa propre légende.
Christian Ciocca/aq
"Passage de l'ombre", Jacques Chessex (Grasset).