Le médecin et musicien Michel Borzykowski et Ilan Lew, sociologue, ont eu l’idée de demander à une quarantaine de personnes établies dans la région genevoise de leur montrer un objet conservé, de génération en génération, par leur famille. Points communs entre ces objets, ils ont tous été reçus ou récupérés par des descendants de victimes ou de survivants de la Shoah. Comme s’ils avaient traversé le temps pour faire vivre les mémoires enfouies et délier les langues.
A la manière d’une madeleine de Proust, ils font surgir des mots qui restituent des bribes de vie et s’opposent au silence et à l’oubli. Ces témoignages, retranscrits avec beaucoup de sensibilité et accompagnés de photographies, sont réunis dans un beau livre paru chez Slatkine et préfacé par Boris Cyrulnik et Ruth Dreifuss : "Objets transmissionnels. Liens familiaux avec la Shoah".
Le cintre cassé d’Ilan Lew
"Le seul objet qui prouve que mon arrière-grand-père a existé, le seul qui nous soit parvenu à part quelques photos". Un cintre cassé, symbole à la fois de rupture et lien entre les générations. On peut y lire le nom et l’adresse à Varsovie du magasin de vêtements pour homme de l’aïeul ainsi qu’un numéro de téléphone à sept chiffres.
Aron et son épouse Paola furent déportés et sont probablement morts au camp d’extermination de Treblinka. Après avoir voyagé jusqu’en Israël en passant par Montevideo, le cintre se trouve maintenant à Genève, dans la maison familiale de Ilan Lew, le petit-fils devenu sociologue.
La chanson du grand-père
Sur une cassette, une chanson en Yiddish et la voix du grand-père de Gabriel Ruta. Cet héritage et la musique de la langue font remonter chez l’artiste né à Genève en 1978, des souvenirs d’enfance et un sentiment d’appartenance à une histoire éclatée. Les grands-parents de Gabriel Ruta échappèrent à la folie nazie "grâce" au Goulag. Un paradoxe qui nous propulse dans l’histoire des juifs de Varsovie dont une petite partie parvint à fuir la capitale pour gagner l’est du pays alors occupé par les Soviétiques. Plutôt que de renvoyer les juifs à Varsovie, Staline les fit transférer dans un camp de travail à Arkhangelsk avant de les libérer, en 1941. Icchok Ruta était peu bavard. Cette comptine rétablit le fil d’une transmission faite de trous et de silences.
Les chapeaux d’Yves Cerf
Le saxophoniste et ancien clown Yves Cerf a du talent et une passion: les chapeaux. Des couvre-chefs qui lui viennent de ses "Oncles", cousins sur trois générations du côté paternel ainsi nommés en Alsace et issus d’une lignée d’éleveurs de bétail qui s’installèrent progressivement à Berne. Tous portaient des chapeaux qui aujourd’hui accueillent le visiteur dans l’atelier du musicien.
Orphelin d’un père suisse à cinq ans, Yves Cerf fut accueilli par les "Oncles" et l’un d’eux, Nénand, épousa sa mère dont il était secrètement amoureux depuis longtemps. "Les chapeaux pour moi représentent la transmission, l’accueil et l’acceptation".
Des mots qui renvoient à la trajectoire d’une famille généreuse et à une religion qui peut l’être aussi. Né en 1955 de mère protestante, Yves Cerf fut malgré tout reconnu comme "Juif de naissance" par le grand-rabbin Safran de Genève qui l’incita à dire le Kaddish sur la tombe de son père adoptif, Nénand Goldschmidt.
Anik Schuin/mcm
Michel Borzykowski et Ilan Lew, "Objets transmissionnels. Liens familiaux avec la Shoah", éditions Slatkine, octobre 2019
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