Thierry Raboud est né deux ans avant la Toile, en 1987. Pas assez grand pour se souvenir d'avant, bien sûr, mais assez connecté pour questionner les changements induits par l'arrivée de Google, puis des réseaux sociaux. Ce qu'il fait dans "Crever l'écran" (Ed. Empreintes) où les interrogations sur l'identité numérique, les traces laissées dans le cloud et l'accélération du temps prennent la forme de poèmes.
Ce premier recueil lui vaut le Prix de poésie de la Fondation Pierrette Micheloud qui lui sera remis le 2 mars 2020 à Lausanne.
Technocritique, pas technophobe
Répartis en deux parties désignées par #avant et #après, les poèmes de Thierry Raboud suggèrent en quelques vers le contraste entre une invention porteuse d'espoir – le web pour partager le savoir et relier les humains – et l'isolement progressif des utilisateurs devant leurs écrans.
Par ce vers: "Nous vivions au présent simple", l'auteur dresse le constat de lendemains qui déchantent et nous incite à la vigilance mais il se garde de condamner l'outil numérique.
Pluralité de sens
"J'aime beaucoup la manière dont le son et le sens peuvent cohabiter, se superposer, se contredire aussi. J'aime cette phrase de Paul Valéry qui définit le poème comme une hésitation prolongée entre le son et le sens". Ce jeu sur les sonorités, le poète et musicien Raboud qui dit "écrire à l'oreille" le voit aussi comme le reflet de notre constante ambivalence vis-à-vis du numérique.
Des vers tels que "Nous aimions suspendre le temps et le laisser sécher" prolongent le jeu sur le concret et l'abstrait, des expressions détournées comme "de guerre lâche" ou "tête biaisée" multiplient les significations du poème, que le lecteur interprétera comme une allusion à notre démission face au numérique ou à notre posture physique – front baissé – sur nos écrans.
Jeu typographique
Sonores mais aussi visuels, les poèmes de "Crever l'écran"; le mot imprimé laisse le sens plus ouvert que le mot énoncé, rappelle l'auteur. Comment comprendre le mot "fils" sur le papier: descendant de, ou ficelles?
Chez Raboud, les choix typographiques symbolisent aussi le morcellement du temps, le manque de concentration constaté chez les "millenials". A mesure qu'on s'approche de la fin du recueil, surgissent des tirets, comme pour couper un mot entre deux syllabes à la fin d'une ligne "vertu éteinte, souffle cou-"… mais cette dernière syllabe n'apparaîtra pas. De là à imaginer notre disparition derrière les écrans, il y a un pas que Thierry Raboud ne franchit pas.
Geneviève Bridel/aq
Thierry Raboud, "Crever l'écran", Editions Empreintes
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