Chaque livre de Zeruya Shalev, née il y a 60 ans dans un des plus anciens kibboutz de Galilée, est un appartement mal insonorisé: les cris des conjoints, les pleurs des ados en crise, les souffrances des malades et les derniers soupirs sont souvent couverts par le bruit des sirènes de police, les hurlements des blessés, les slogans des manifestations populaires.
Fenêtre sur Israël
Avec "Douleur" (traduit en français en 2017 par Gallimard), l’auteure revient sur l’attentat dont elle a été victime en 2004 et raconte le calvaire d’une femme traumatisée par ce qu’elle a vécu ce jour-là: "la lamentation des membres brisés, de la peau carbonisée, des jambes qui ne marcheraient plus, des bras qui n’étreindraient plus, de la beauté enterrée sous les cendres". Immobilisée pendant des mois, Iris s’est éloignée de ses enfants et de son mari, se laissant accaparer par son travail de directrice d’école.
A l’hôpital où elle se rend dix ans plus tard pour apaiser ses douleurs à nouveau intenables, Iris retrouve son amour d’adolescence qui l’avait abandonnée alors qu’elle avait dix-sept ans. Sur cette intrigue a priori banale Zeruya Shalev bâtit un roman original où la peau, les odeurs, les plats, mais aussi la géographie urbaine de Jérusalem et Tel-Aviv, la vue sur le désert, l’imminence du service militaire pour le cadet dessinent un autre visage de la société israélienne.
Biblique et terre-à-terre
Zeruya Shalev choisit toujours les détails pour dire l’intensité d’une passion, la perspective d’une deuxième chance à saisir, ce présent inespéré qui vient balayer les trente années écoulées. Son écriture faite de longues phrases essoufflées, tout au présent, de dialogues pris dans la narration, du télescopage des temporalités forme une spirale fascinante dont on peine à s’extraire. La traduction de Laurence Sendrowicz donne à entendre le mélange de poésie et de trivialité qui caractérise le style de Zeruya Shalev. "Douleur", par exemple, n’est pas que le titre du roman, c’est le nom sous lequel Iris inscrit le numéro de son amant retrouvé dans son portable !
Chez Zeruya Shalev, les scènes d’amour virent parfois au comique, les pensées de l’héroïne sautent des menus événements du quotidien à la Bible, dont l’auteure est une spécialiste. Sa manière singulière de s’approprier des récits bibliques pour y voir le reflet ou l’annonce de moments-clés pour ses personnages surprend par ce qu’elle laisse entrevoir de fatalisme, de résignation face à ce qui serait "écrit".
S’affranchir du passé
Aucune passivité pourtant chez le personnage principal de "Douleur", mais un désir de changement qui fait écho à l’engagement – tardif – de Zeruya Shalev dans le mouvement "Les femmes font la paix". Comme si après avoir longtemps refusé de laisser la politique infiltrer ses romans, l’Israélienne acceptait de regarder en face les souffrances et les deuils et d’imaginer une forme d’apaisement autour d’elle, une guérison semblable à celle qui permettra à Iris de choisir son destin.
Geneviève Bridel/aq
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