Fuyant les troupes soviétiques, Agota Kristof, son mari et leur bébé gagnent la Suisse en 1956 et rejoignent Lausanne, puis Zurich et enfin Neuchâtel. La très jeune Hongroise, qui a à peine 21 ans, ne parle pas un mot de français. Le jour, elle travaille dans une usine horlogère. Le soir, elle écrit, et très vite sa plume se saisit des mots de notre langue pour raconter une histoire douloureuse du passé. Ce sera "Le Grand Cahier", premier tome de la trilogie des jumeaux publiée au Seuil dès 1986.
Le succès est immédiat mais les rapports de la romancière avec la langue française demeurent froids. Pire encore, elle la déclare "langue ennemie" et affirme qu’elle aurait écrit envers et contre tout, c’est-à-dire dans n’importe quel idiome de n’importe quel pays d’accueil.
Qu’il soit contraint ou choisi (...), le translinguisme peut constituer un acte d’identité particulièrement fort selon les langues en jeu. Ainsi de Paul Celan faisant littérature non en roumain, en russe ou en français, mais creusant son trou dans la langue de ceux qui ont exterminé son peuple.
Le public et les prix littéraires au rendez-vous
Les auteurs qui écrivent dans une langue étrangère forment une espèce singulière selon Alain Ausoni, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne. Par obligation ou par choix, ces bilingues tardifs ont tous eu le désir de construire une oeuvre très personnelle. Et cette pratique, autrefois tant décriée attire aujourd’hui le public et les jurés des prix littéraires les plus prestigieux.
Plusieurs d’entre eux sont entrés à l’Académie française, dont l’Argentin Hector Bianciotti en 1996 et le Russe Andreï Makine en 2016. Tous cependant vivent la situation de manière différente. Si Agota Kristof s’est saisie du français par les hasards de la géopolitique, le "Goncourt des steppes" et Bianciotti n’ont cessé de déclarer leur attachement farouche à la langue de Valéry et à la culture française.
Passer sans complexe d'une langue à l'autre
Ce qui sans doute a poussé l’anglophone Nancy Huston à préciser que si la langue française lui avait permis d’entrer en écriture – et au passage de régler quelques comptes avec l’enfance -, elle n’éprouvait pas pour autant d’amour particulier pour les auteurs français et la France. D’ailleurs, la Canadienne d’origine, tout comme le Grec Vasssilis Alexakis, passe sans complexe d’une langue à l’autre, s’auto-traduisant parfois et faisant de son choix une richesse et une liberté.
Quant à Milan Kundera, il lui a fallu du temps pour comprendre que le français pouvait être pour lui la langue de l’intime, au même titre que le tchèque qu’il réservait à ses romans. Il n’osait le français, au début, que dans ses essais.
Prix de l'essai et de la critique littéraires pour Alain Ausoni
Pous son ouvrage "Mémoires d’outre-langue. L'écriture translingue de soi", Alain Ausoni vient d'être couronné d'un Prix de l'essai et de la critique littéraires remis par l'Institut National Genevois (INGE).
Son étude, limpide, trouve en nous un écho, sans doute parce qu’elle fait la part belle à la question de l’écriture de soi et de l’identité. On le sait depuis Proust, écrire, de toute façon, c’est inventer une nouvelle langue. Reste à oser le pas de côté.
Anik Schuin/aq
Alain Ausoni, "Mémoires d’outre-langue. L'écriture translingue de soi", Slatkine, 2018.
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