A la faveur de la nuit du 11 au 12 décembre 1602, les troupes du duc de Savoie tentent d'occuper la cité de Genève en escaladant les murailles de cet îlot de protestantisme. Les habitants surpris dans leur sommeil saisissent leurs armes et parviennent à repousser les troupes assaillantes. Ainsi, la Rome protestante sauvegarde son indépendance face à la très catholique Savoie. Depuis, cet événement fondateur est célébré chaque année comme la fête patriotique des Genevois.
Plus de 400 ans plus tard, les célébrations revêtent une dimension essentiellement solennelle. La Compagnie de 1602 défile en costume dans les rues de la ville au rythme des fifres et tambours, emmenant dans son pas cadencé les immuables figures de la Mère Royaume et du bourreau Tabazan. Après la proclamation officielle, la foule entame le fameux "Cé què l'ainô", hymne à la gloire du Dieu sauveur.
L'envers du décor
Dans son livre "Les mascarades oubliées de l’Escalade. L'envers du décor de la fête patriotique genevoise", Henri Roth rappelle que, parallèlement aux commémorations religieuses et patriotiques, les premières velléités festives se sont manifestées dès 1670. Les registres du Consistoire en font mention: déguisements et réjouissances paillardes ont profondément choqué les autorités de l'austère Genève. Et ce ne fut qu'un début. Car les siècles suivants ont été animés par une tension grandissante entre les partisans de commémorations solennelles et les autres, davantage portés vers les réjouissances carnavalesques.
Il y a toujours eu deux façons de célébrer l'Escalade. La façon religieuse et patriotique d'un côté et la façon festive de l'autre qui s'est développée avec l'arrivée des catholiques, familiers du carnaval.
Nous y sommes. Au milieu du 19e siècle, Genève est rattachée à la Suisse depuis quelques décennies et connaît une expansion sans précédent après la destruction des remparts qui encerclaient la ville jusque-là. Arrive alors en masse de Savoie et de France voisines une population immigrée, au point que les équilibres confessionnels sont modifiés: la population catholique devient majoritaire.
>> A écouter, entretien avec Henri Roth qui évoque l'émergence et la brusque disparition des mascarades lors des festivités de l'Escalade
Ce changement démographique et culturel engendre un sentiment d'intolérance, voire de xénophobie, relayé notamment par Le Journal de Genève avec une rare constance. On le dit, on le répète, les débordements dans les rues de la ville qui émaillent régulièrement le souvenir de l'Escalade sont le fait de fêtards venus d'outre-frontière, pervertissant ainsi les origines religieuses de la commémoration.
J'aime beaucoup le Genevois, jusqu'à l'âge de 40 ans. Alors paraît le défaut principal de son éducation: il ne sait pas jouir (…) il devient sévère et puritain; il prend de l'humeur contre tous ceux qui s'amusent.
Un éclairage original
Malgré ces attaques répétées, l'Escalade gardera une dimension carnavalesque jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle les autorités ont interdit toute festivité. Henri Roth n'hésite pas à parler de "guerre d'usure" pour qualifier la lutte des milieux conservateurs et économiques contre les débordements festifs qui ont perduré pendant près d'un siècle, avant extinction. Aujourd'hui encore, malgré les défilés parfois bruyants des collégiens, malgré la Course de l'escalade ou quelques bals masqués qui subsistent, l'Escalade n'est plus synonyme de saturnales.
Ce livre dont la couverture joyeuse a été dessinée par Exem offre un éclairage original sur la commémoration d'un événement quelque peu confit dans son folklore. Etayant son récit par de nombreux documents d'archives, Henri Roth y propose le tableau vivant d’une cité tiraillée entre discipline religieuse et débordements profanes.
Stendhal avait sans doute raison…
Jean-Marie Félix/ld
Henri Roth, "Les mascarades oubliées de l'Escalade, L'envers du décor de la fête patriotique genevoise", éditions Slatkine.
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