Il lui aura fallu vivre à la campagne, "dans la France profonde" pour trouver son écriture. L'isolement, le contraste entre le calme d'un décor intemporel et le tourbillon d'un accouchement: "c'est cette alchimie entre paysage et prose qui m'a fait écrire", déclare la romancière Ariana Harwicz.
"Crève mon amour" est un récit inclassable, singulier mélange d'imprécation, de trash, de visions poétiques et de déballage organique, écrit comme en un flux de conscience. Une narratrice sans prénom débite à jet continu ses angoisses, ses pulsions sexuelles inassouvies, son exaspération croissante à l'égard de son bébé et de son mari (sans parler de la belle-mère) et surtout, sa rage de devoir coller à l'image d’Épinal de la jeune mère comblée.
Publié en 2012, cinq ans avant la déferlante #MeToo, ce roman se voulait un portrait intime plus qu'un manifeste contre les conventions imposées aux femmes. Pourtant, il vaut à son autrice des centaines de lettres reconnaissantes émanant de mères du monde entier, qui y ont trouvé l'expression d'un malaise jamais avoué. Parce que l'autocensure, selon Ariana Harwicz, est plus répandue que la censure et qu'elle s’exerce notamment sur le comportement des femmes.
Démarche d'artiste
Si elle a choisi l'écriture comme moyen d'expression, Ariana Harwicz ne nie pas le rôle que jouent dans sa démarche le théâtre, les beaux-arts et le cinéma (qu'elle a étudiés en Argentine). Elle cite Tarkovski en référence au décor non situé de son livre, explique la manière dont elle laisse affluer les images avant d'écrire, mais admet que la tension dramatique, les échanges entre les personnages viennent de sa formation de scénariste et dramaturge. "Crève mon amour" a d'ailleurs été joué au théâtre en Argentine et en Israël.
Ariana Harwicz travaille la matière de son sujet – la maternité, et ses sécrétions en tous genres, sang, salive, morve etc. – comme le ferait un peintre ou un pianiste. A travers le "tableau intime à la Frida Kahlo" qu'elle brosse dans son roman, c’est le corps qui parle et impose son tempo: ça gratte, ça pulse, ça gargouille, ça jouit, ça saigne, ça berce et parfois même ça s’apaise.
Double logique
Ce récit, écrit en espagnol d'Argentine, a quelque chose d'étrangement familier. Peut-être parce que l'autrice est "habitée par la langue française", dont elle revendique un "usage bizarre". "J'ai tout le temps mélangé les deux logiques", dit-elle. D'ailleurs, même si la violence dont son roman est imprégné tient à ce qu'a vécu Ariana Harwicz sous la dictature en Argentine, elle reflète aussi sa position d'étrangère en France, souvent reprise pour ses fautes de français ou sa méconnaissance des codes hexagonaux. L'exil, une métaphore de la maternité.
Geneviève Bridel/aq
Ariana Harwicz, "Crève mon amour", éditions du Seuil
Vous aimez lire? Abonnez-vous à QWERTZ et recevez chaque vendredi cette newsletter consacrée à l’actualité du livre préparée par RTS Culture.