"Moby Dick", le confinement au grand large

Grand Format

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Introduction

Récit romanesque au souffle unique, "Moby Dick" nous plonge littéralement dans l'archaïque de la condition humaine, destinée prise dans la ligne d'un harpon qu'un monstre blanc retourne contre son persécuteur.

Chapitre 1
Une épopée littéraire

AFP - Koska/Leemage

Publié en octobre 1851 chez l'éditeur Bentley à Londres en trois volumes, "The Whale" puis aussitôt après "Moby-Dick, or the Whale" à New York, traduit en français sous le titre "Moby Dick ou le Cachalot", s'affirme comme le chef-d'œuvre incontesté de Herman Melville (1819-1891) et l'une des plus grandes épopées littéraires des temps modernes.

Gregory Peck dans "Moby Dick" de John Huston, film de 1956. [AFP - Moulin Productions Inc]
Gregory Peck dans "Moby Dick" de John Huston, film de 1956. [AFP - Moulin Productions Inc]

Récit halluciné d'un voyage océanique à la poursuite d'un grand cachalot blanc, monstre révélateur du déchaînement des forces de la nature et de la folie humaine, l'écrivain américain le conçut en dix-huit longs mois dans une veine biblique et mythologique.

>> "Moby Dick" a fait l'objet d'une émission diffusée en 1987 sur Espace 2. Sélection de quelques passages, avec la voix de Jean-Luc Bideau, Jean Starobinski et Nicolas Bouvier :

Une image du film "Moby Dick" de John Huston en 1956. [AFP - MOULIN PRODUCTIONS INC]AFP - MOULIN PRODUCTIONS INC
QWERTZ - Publié le 30 mars 2020

Chapitre 2
La fin d'un monde

Embarqué sur le baleinier Acushnet en 1840, à 21 ans, Herman Melville a éprouvé de près la vie à bord des équipages de chasse à la baleine qui se prolongeaient durant des mois, voire des années, autour du globe à la poursuite des cachalots.

On en ramenait une matière première: l'huile de baleine, extraite de l'énorme tête du cétacé, utilisée comme carburant d'éclairage avant la popularisation du pétrole, ainsi que l'ambre gris, encore plus rare, extrait des intestins des grands mâles et qui se vendait à prix d'or en parfumerie. Ce commerce maritime avait considérablement enrichi les ports de la côte est des États-Unis, New Bedford, la capitale mondiale de la pêche baleinière, Fairhaven ou Nantucket dans l'Etat du Massachussetts où elle se pratiquait en littoral depuis le XVIIe siècle.

Un pêcheur lançant son harpon pendant une chasse à la baleine. [AFP]
Un pêcheur lançant son harpon pendant une chasse à la baleine. [AFP]

Le roman-récit se déroule dans les dernières années de cette chasse dangereuse, avant l'usage généralisé du canon-harpon à tête explosive qui permit dès les années 1860 une chasse sans aucun danger pour les harponneurs. Cette technique plus industrielle entraîna la rapide extinction de l'espèce par surpêche et le déclin des ports baleiniers, l'huile de cétacé ayant été définitivement remplacée par l'énergie fossile au début du XXe siècle.

Chapitre 3
Le confinement à bord

Les scènes à bord du baleinier Pequod ne cachent rien des éprouvantes conditions de vie de marins. Fortement hiérarchisé selon un "absolutisme social", l'équipage exécute les ordres du capitaine Achab, lui-même figure de la cruauté accentuée par la sauvagerie de ces chasses extrêmement périlleuses pour les harponneurs. Sur le pont du navire, dans les soutes, le carré ou le gaillard, sur le mât de vigie, le déroulement des activités de veille ou de travail apparente le navire à un ventre de baleine, entre lumière et obscurité. D'autant plus que ce trois-mâts, réplique littéraire du baleinier Charles W. Morgan au bord duquel embarqua Melville, devint un "navire cannibale" dans le récit.

Autrement dit, sur le pourtour du pavois du baleinier, des dents de cachalot étaient hérissées comme une palissade, des merlons de châteaux forts, mais également comme un défi aux autres cétacés. Parure certes barbare, elle reflétait l'esprit le plus primitif de la pensée humaine, assiégée par des forces bien plus puissantes qu'elle.

Melville, nourri de relations bibliques dès son enfance, plongea plus tard dans la lectures des classiques comme Homère, Montaigne et l'inépuisable Shakespeare, aussi divin que Jésus lui-même. Son écriture acquerra ainsi un souffle baroque, prophétique tout en s'appuyant sur une forte documentation ethnographique, doublée des propres observations de l'auteur.

La trentaine de marins d'un baleinier provenait du monde entier, prolétaires à la recherche d'une mission plus durable que les travaux saisonniers, hormis les officiers, tous américains d'origine nantuckaise pour la plupart. Parmi eux, le capitaine Achab, prénom biblique comme d'autres dans le roman, occupe bien entendu une posture particulière, à la fois repoussoir et aimantation.

Doué d'une détermination sans faille pour tuer Moby Dick qui lui a sectionné une jambe, il tyrannise l'équipage par l'intermédiaire de son second Starbuck, seul autorisé à le contredire, le cas échéant. Le narrateur Ismaël, simple marin pêcheur et seul survivant de l'expédition du Pequod, opère la distanciation nécessaire au déroulement de la poursuite, comme Melville lui-même en somme.

Chapitre 4
Cétologie

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Melville a pris soin de détailler, selon les connaissances souvent approximatives de son temps, les diverses espèces de cétacés traqués dans les océans. Moby Dick, un grand cachalot blanc (ce qui ajoute, par antinomie, à la noirceur de sa fureur!) devient le monstre mythologique, d'essence biblique, le Mal incarné ou selon un quaker de l'équipage, la personnification du dieu Trembleur.

Une ancienne édition de "Moby Dick". [CC-BY-SA]
Une ancienne édition de "Moby Dick". [CC-BY-SA]

L’écriture haletante, baroque de Melville, dramatise par dialogues et références imagées cette rencontre quasi surnaturelle avec l'un des plus grands mammifères au monde (le plus imposant étant la baleine bleue ou rorqual bleu d'une taille de près de 30 mètres et 170 tonnes). Armé de dents, le cachalot se nourrit de calmars géants qu'il chasse à de très grandes profondeurs jusqu'aux abysses. Il est à ce jour le plus grand carnassier du globe et l'attaque avérée de quelques navires (dont l'Essex en 1820 par un grand mâle) a renforcé sa réputation de cétacé "vengeur".

La chasse proprement dite consistait à s'approcher en chaloupe légère du cachalot pour le harponner, les harpons étant encordés à la ligne, elle-même enroulée "comme des meules de fromage" au fond de l'embarcation. La course du cétacé blessé ou son attaque exposait bien évidemment les marins à la noyade ou à la mort par blessure, sans compter les requins qui pouvaient tournoyer dans les parages.

Dès lors, on comprend mieux la mise au point du canon lance-harpon muni d'une charge explosive dès 1864 par le Norvégien Svend Foyn sur les premiers baleiniers à vapeur, chasse industrielle aux conséquences désastreuses pour les grands cétacés.  

Chapitre 5
Des gravures au cinéma et la… littérature

CC-BY-SA

La traduction nouvelle de Philippe Jaworski chez Quarto/Gallimard en 2018 est illustrée - pour la première fois en français - par les somptueuses gravures de Rockwell Kent publiées dans l'édition américaine de 1930. Ce tirage limité à mille exemplaires puis à grand tirage inspira très certainement John Huston pour son adaptation cinématographique en 1956 avec Gregory Peck dans le rôle d'Achab et Orson Welles dans celui du père Mapple.

Gregory Peck dans le rôle du capitaine Achab dans le film "Moby Dick" de John Huston, en 1956. [AFP - Moulin Productions Inc]
Gregory Peck dans le rôle du capitaine Achab dans le film "Moby Dick" de John Huston, en 1956. [AFP - Moulin Productions Inc]

Le remake de Ron Howard en 2014 "Au cœur de l'océan" surjoue la dramatisation par moult effets spéciaux, mais s'inspire du vrai naufrage de l'Essex en 1820 par un cachalot vindicatif qui poussa les survivants de ce baleinier à dériver durant plusieurs semaines sur le Pacifique, entre cannibalisme et folie. On s'accorde d'ailleurs à voir dans cette tragédie océanique la véritable source du roman de Melville.

Et puis, de nombreux écrivains se sont également inspirés du célèbre monstre blanc, en remontant au Livre de Job dans la Bible jusqu'à Pierre Senges en passant par Hemingway "Le vieil homme et la mer", Pavese, Perec, Tabucchi, Le Clézio et la critique de Sartre lors de la parution de la traduction française par Jean Giono chez Gallimard en 1941:

"'Moby Dick', ne l’appelons pas ce chef-d’œuvre. Disons plutôt – comme Ulysse -: ce formidable monument. Si vous entrez dans ce monde, ce qui vous frappera d’abord, c’est l’absence de toute couleur. Un monde raviné, hérissé, bosselé, avec des aspérités et des reliefs, d’énormes vagues figées ou mouvantes. Mais la mer n’y est ni verte ni bleue: grise, noire ou blanche. Blanche surtout, quand les barques dansent sur 'le lait caillé de l’affreuse colère de la baleine'."
Jean-Paul Sartre, "Plus qu'un chef-d’œuvre, un monument", revue Comoedia, 21 juin 1941 

A lire: Herman Melville, "Moby Dick ou le Cachalot", traduction, dossier, répertoire, glossaire nautique, édition par Philippe Jaworski, Quarto/Gallimard, 2018