"En poursuivant mes études aux Philippines au début des années 1990, j’ai beaucoup entendu parler de José Rizal (1861-1896), héros national. Et j’ai appris qu’il avait traduit dans sa langue maternelle la pièce de Schiller. Mais ce n’est que 20 ans plus tard que je me suis intéressée à son entreprise de traduction", confie Annette Hug avec une pointe d’accent alémanique. Cette brillante universitaire est tombée amoureuse de la culture philippine dès sa formation et n’a pas hésité à apprendre le tagalog, idiome majoritairement parlé sur l’archipel.
Mais la langue employée par Rizal est éminemment littéraire et n’a pas grand-chose à voir avec le mélange de tagalog et d’anglais entendu dans les rues de Manille qu’on nomme le "taglish". La pièce de Schiller, sa transposition réalisée par Rizal, le roman d’Annette Hug et sa traduction en français puis en coréen… tout cela constitue un va-et-vient passionnant entre les langues et les cultures au fil des siècles.
Guillaume Tell, une star en Asie
Pourquoi ce jeune intellectuel philippin formé à l’ophtalmologie pendant un long séjour en Allemagne s’est-il lancé dans une entreprise de prime abord aussi incongrue? "Au 19e siècle, la pièce de Schiller était largement diffusée en Asie du Sud-Est" rappelle Annette Hug. Un drame issu des Lumières auquel un jeune républicain, empli d’idéaux humanistes et vivant dans une colonie espagnole, ne pouvait être que sensible. Selon l’écrivaine alémanique, "Guillaume Tell" - qui met en scène des paysans montagnards unifiant leurs forces pour s’émanciper de la domination autrichienne - a permis à Rizal de réfléchir à la légitimité de la violence en politique.
De retour dans sa chambre, Rizal se décide contre le mot habituel pour "lac", trop compliqué. (…) Il écrit "dagatan", puis "dagat", et voilà que c’est la mer qui s’engouffre dans les montagnes, une mer des quatre-cantons.
Dans l'intimité de l'écriture de Rizal
En se plongeant dans la correspondance et le journal que José Rizal a entretenus pendant son séjour en Allemagne, Annette Hug s’est approchée de la table de travail du jeune homme, est entrée dans l’intimité de son écriture et de ses interrogations.
Mais il lui a fallu retraduire en allemand la traduction de Rizal et comparer cette version avec le texte original de Schiller pour bien comprendre comment le Philippin s’est approprié le texte. Ainsi, le lac des Quatre-Cantons se transforme en mer, et les embarcations qui y naviguent deviennent des jonques typiquement asiatiques. Traduire, ce n’est pas forcément trahir, mais s’approprier pour mieux recréer.
Lire le "Guillaume Tell" à travers Rizal m’a permis de redécouvrir le texte de Schiller et le mythe fondateur de mon pays. Je ne me suis pas sentie trahie, mais rafraîchie.
Héros de l'indépendance philippine
L’écrivain, linguiste et ophtalmologue José Rizal n’a pas vu de son vivant sa traduction publiée. Fusillé par les autorités en 1896, alors qu’il avait 35 ans, il est devenu rapidement un héros de l’indépendance philippine. Etrange destin pour cet homme libéral et modéré qui n’a jamais prôné une révolution armée contre la domination espagnole.
Dans cet enchevêtrement de traductions et retraductions, il faut saluer le beau travail de Camille Luscher qui a transposé en français le roman d’Anette Hug. Une entreprise virtuose et polyphonique aux multiples réseaux de sens.
"Révolution aux confins" figure dans la sélection du Prix du Public de la RTS 2020. Le nom du lauréat ou de la lauréate sera annoncé le 14 mai prochain.
Jean-Marie Félix/mh
Annette Hug, "Révolution aux confins", Ed. Zoé
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