Ce premier roman publié aux Éditions L’Âge d’homme assume sa suissitude entre langue romande et schwyzertütsch dans un balancement linguistique d’une grande musicalité, une distance respectueuse avec Peter und so weiter, ce personnage "minuscule" qui n’est pas sans rappeler la figure de "Pipe" dans "Les petites fugues" (1979) du cinéaste Yves Yersin, en plus jeune.
Sans âge, sans parents, sans mots, sans attaches et sans profession, mais pourtant très attachant dans cette bourgade alémanique de Z. au bord d’un see et d’un fluss, Peter vivote de petits boulots, fréquentant le Café du Nord où les habitants se retrouvent pour des propos de comptoir. "Peter und so weiter" (Pierre, etc.) traverse sa "fausse vie" en rêveur impénitent, attentif aux menues manifestations du quotidien, le prélassement du chat, les musiciens des rues, les trous dans le ciel. Et les questions interpellantes de son pote Bernhard qui lui conseille de commencer "une vraie vie" en travaillant.
Maintenant Peter pourrait avoir mille ans ou n’être même pas né, il est vautré sous le cerisier au fond à gauche du terrain vague. Le silence est complet, le temps s’étire.
Tous les bruissements du monde
La solitude très habitée de Peter le met en permanence au contact de la singularité des autres, lui révélant au détour d’un malentendu sa propre originalité. Or, cette marginalité est influençable et Peter a tôt fait de solliciter les services médiumniques "zwai frankä achtzg" (2.80 la minute) de Frau Micha, l’astrologue au téléphone. Saura-t-il entre la Lune et Saturne s’inventer un avenir ou continuer à lever "un toast à cette vie qui nous perd et que nous perdons"? Un double (de l’auteur?), Herr Schriftsteller, s’assoit à la terrasse du café en conversant doucement avec notre rêveur, un "oiseleur sans cage", ce Peter qui ne comprend pas tous les propos de l’écrivain mais tend à en saisir la poésie.
Peter sent le soleil caresser le visage puis l’ombre le rafraîchir, noch aufwärmen dann erfrischen […] aufchauffen, erfraîchir, réchauffen, rafrischen, réwärffer, erfraîchen, aufauffer, errachen, na ja, mmmh.
Questionner l'absurdité de la vie
En prêtant à Peter tout l’éventail sonore des mots croisés, du romand au schwyzertütsch, le narrateur lui élargit et nous agrandit l’espace de sa banalité où l’intensité des sensations, des réminiscences odorantes de l’enfance, du présent d’ici-bas, au raz des feuilles de buis, soulignent tous les possibles de l’existence en une respiration rythmée.
A bien des égards, Alexandre Lecoultre recompose à sa manière très personnelle, charnelle et auditive, le questionnement des existentialistes sur l’absurdité de la vie, sa perte de sens, l’illusion d’un quelconque espoir. Mais il y ajoute, grâce à l’innocence de Peter, des touches colorées de joie et, entre les chapitres, des poèmes en prose, méditations mélancoliques en forme de sagesse désabusée. On ne s’étonnerait pas que dans son ignorance, Peter und so weiter soit l’idiot doué d’intelligence vitale, capable, au contraire des gens instruits comme le Schriftsteller, de tout réapprendre jour après jour.
En jouant avec les mots comme avec ses lecteurs, cette fiction remarquable inaugure une langue nouvelle et réussit entre humour et tendresse un beau roman d’apprentissage.
Christian Ciocca/aq
Alexandre Lecoultre, "Peter und so weiter", Littératures, L’Âge d’homme, mai 2020
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