En 1935, le poète russe Ossip Mandelstam, ennemi de Staline, a cette vision brûlante: "Il faut un frère cruel au monde/qui puisse lui mener la vie dure". Déroutant le propos politique en direction de la poésie, David Bosc invoque à sa suite une entité capable de tenir tête au langage, ce carcan verbeux qui tient à la fois du "flic" et du "publicitaire". Avec "Il faut un frère cruel au langage", petit essai brillant, l'auteur français établi à Lausanne livre une réflexion érudite sur l'acte d'écriture et ses mystères.
Il est peut-être vrai que l'on porte une oeuvre, mais s'il y a délivrance, la tête du petit nous étonne.
Une lutte contre le langage
A l'origine de ce texte, il y a une conférence, donnée en octobre 2016 à Lagrasse, dans les Corbières. Là où la maison d'édition Verdier, repaire des derniers romans de David Bosc, anime chaque saison des rencontres littéraires. Invité à parler du travail de l'écrivain, David Bosc y développe un argumentaire qui démonte en quelques paragraphes et citations choisies le fameux aphorisme de Boileau: "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement".
Car l'écriture est tout sauf la restitution fidèle d'une pensée élaborée. Elle surgit plus sûrement dans un dialogue subtil entre le lâcher-prise, permettant de laisser affleurer les images, et la lutte contre les clichés, les pouvoirs normatifs du langage et ses propres facilités.
Il n'est pas une phrase, pas un vers où le langage n'ait eu son mot à dire.
Un âne malcommode
Dans ses romans à l'écriture puissamment charnelle ("Sang lié", Ed. Allia 2005, "Mourir et puis sauter sur son cheval", Ed. Verdier 2016), David Bosc explore volontiers l'émergence trouble et mystérieuse de l'animalité en nous. Une singularité qu'il étend tout naturellement à cette réflexion sur les motivations de l'écriture. A l'inspiration chère à l'âme romantique, le Lausannois substitue la figure d'un âne, "rusé, très fort, malcommode au possible" qui n'en fait qu'à sa tête, tout à sa quête du "sel". Et si son élan créateur le mène par le bout du nez, l'auteur se doit aussi d'agir à la manière d'un esprit frappeur, d'être "le poltergeist" qui envoie valser les meubles de la maison du langage.
Dans cette exploration des cahots de l'écrit, David Bosc ne chemine pas seul. De Giono à Duras, de Yeats à Quignard, les écrivains chers à son coeur abondent dans les pages de ce petit essai, qui se lit aussi comme un florilège de pensées précieuses sur l'art littéraire. Avec, en guise de conclusion, une phrase qui règle son compte à qui entendrait calculer ses effets: "Je me répète souvent, à tout propos: on ne sait pas ce que l'on donne".
Nicolas Julliard/ld
David Bosc, "Il faut un frère cruel au langage", Ed. Héros-Limite.
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