Mauvais genre. Le nouveau-né n’est pas celui que vous croyez. "C’est une fille... Oui oui, c’est bien aussi", soupire le père au téléphone. Née sous XX, dotée d’une paire de chromosomes qui annule la paire tant désirée, Laurence Barraqué se découvre un "destin en creux". Naître fille, dans la seconde moitié du 20e siècle, c’est d’abord ne pas être un garçon.
La langue matière
Hantés par l’idée de n’être qu’un pis-aller, les premiers paragraphes de "Fille" offrent sans doute un des plus beaux incipits de la rentrée littéraire. En examinant, avec la distance qu’offre le "tu", la naissance de sa narratrice, le nouveau roman de Camille Laurens plonge avec délectation dans l’imaginaire de ses premières années, là où, sans souvenir possible, le langage est une matière qu’on malaxe à l’envi.
Tu cries, tu t’égosilles, la vérité est froide qui emplit tes poumons, la rime est féminine, ça crie et crée en toi le sentiment râpeux de la séparation, tu sens que ça se divise, c’est tout, ça fait deux, ça coupe, c’est coupé.
Quatre ans après "Celle que vous croyez", la romancière et essayiste française renoue avec sa trame autobiographique. Dans "Fille" surviennent, comme dans plusieurs textes antérieurs, quelques épisodes fondateurs: l’abus sexuel d’un grand-oncle pédophile, la mort de son fils nouveau-né, la naissance de sa fille et sa relation au long cours avec un psychiatre. Mais le regard et les mots glissés sur les souvenirs importent davantage que la véracité biographique.
>> A écouter, la première partie de l'entretien accordé par Camille Laurens dans le cadre de la nouvelle émission d'Espace 2 : "La vie à peu près"
Une écriture musicale
D’une construction rigoureuse et musicale, l’écriture de Camille Laurens sert une analyse féroce et drôle de l’emprise du masculin sur le destin des filles, des femmes. Petites phrases misogynes, violences ordinaires, pesanteur familiale et atavismes culturels, la prose omnivore de l’autrice orchestre un tourbillon de discours discordants au sein duquel une voix féminine doit se frayer un chemin.
Il paraît que la langue est notre privilège, à nous qui apprenons si tôt à limiter notre corps. La parole est notre Nautilus, elle a ses abysses.
De Mai 68 à #MeToo, de la séparation stricte des sexes aux réflexions contemporaines sur le genre, la temporalité de "Fille" épouse autant la vie de son autrice que l’histoire moderne du féminisme. Mais la transformation en cours se joue avant tout dans l’intime, dans le jeu d’une narration alternant le "je", le "tu", le "elle".
Et le constat, aussi implacable soit-il, n'ôte rien aux couleurs vibrantes de ce récit lumineux, porté par la joie de tracer par le verbe son propre destin, ailleurs que là où d’autres pensaient l’avoir écrit.
Nicolas Julliard/aq
Camille Laurens, "Fille", Ed. Gallimard.
Camille Laurens est la présidente d’honneur du festival Le Livre sur les quais, qui se tient à Morges du 4 au 6 septembre 2020.
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