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"Vue mer", un fantôme dans la machine de l’entreprise moderne

L'écrivaine Colombe Boncenne. [Editions Zoé - Romain Guélat]
Entretien avec Colombe Boncenne, autrice de "Vue mer" / QWERTZ / 42 min. / le 8 septembre 2020
Dans un deuxième roman satirique et virtuose, Colombe Boncenne glisse un grain de sel dans la mécanique implacable d’une entreprise impersonnelle.

Stefan Bouké, co-fondateur de l’entreprise Bouké Et Parteneure, se lève à 6h30. Comme tous les lundis, il prend sa douche à multijets, enfile son costume, avale son petit déjeuner, sort de chez lui et s’installe au volant de sa voiture. Seulement voilà: "ce matin, Stefan Bouké ne démarre pas".

Drôle d’ouverture pour un roman. Un leader à l’arrêt, laissant à son imaginaire le soin d’embrayer sur la journée qui l’attend et qu’il parcourt en pensée, heure après heure, depuis l’habitacle de son véhicule.

Ainsi débute "Vue mer", deuxième roman de Colombe Boncenne. Quatre ans après le très intrigant "Comme neige", virtuose mise en abyme des arcanes de la création romanesque, l’autrice française invente ici un nouveau dispositif narratif en trompe-l’oeil, dans lequel l’imaginaire et l’illusion se taillent la part du lion.

Stefan se rend bien compte qu’il ne s’y est pas mis du tout. Il a posé ses mains sur le volant et puis c’est tout.

Extrait de "Vue mer" de Colombe Boncenne
La couverture du livre "Vue mer" de Colombe Boncenne. [Editions Zoé]
La couverture du livre "Vue mer" de Colombe Boncenne. [Editions Zoé]

Car cette satire minutieuse et drôle du monde de l’entreprise, avec son vocabulaire, ses jeux de pouvoir mesquins, ses gestes ritualisés et ses stratégies d’évitement n’existe peut-être que dans l’esprit de l’absent.

Bartleby ou Alexandre le Bienheureux

Ouvertement caricaturaux, les noms des employés de l’entreprise indiquent autant le caractère grotesque de la chose que le jeu de pistes littéraires auquel se livre Colombe Boncenne, familière du monde de l’édition.

Ainsi de Bart El-Bye, rédacteur-correcteur du "carré développement-rédac", allusion claire à Bartleby, célèbre personnage imaginé par Herman Melville, qui oppose à toute demande: "je préfèrerais ne pas".

Tout bien réfléchi, Stefan décide de ne pas bouger pour le moment; voyons si le temps continue de passer.

Extrait de "Vue mer" de Colombe Boncenne

Figure du refus, Stefan Bouké? Sans doute, même s’il n’a pas le tragique du scribe de Melville. Son absence, toute temporaire du bureau, aurait plutôt quelque chose de la nonchalance d’Alexandre le Bienheureux, l’anti-héros du film d’Yves Robert, prenant le temps de siroter son café, de déjeuner au restaurant et de dialoguer, mi-amusé, avec ses collègues imaginaires.

Un patron confiné

L’histoire, germée dans l’esprit de la romancière il y a plusieurs années, tombe à pic en cette rentrée littéraire: confiné dans sa voiture, le patron qui tire les ficelles de ce récit s’adonne, comme beaucoup d’entre nous, à une forme désincarnée de télétravail. Une métaphore opportune de l’écrivain, envoyant depuis sa chambre des nouvelles de ses avatars de papier.

Nicolas Julliard/aq

Colombe Boncenne, "Vue mer", Ed. Zoé.

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