Non seulement nous l’avons oublié, mais notre formation visuelle nous empêche depuis l’enfance de retrouver le regard archaïque du bébé, sa pulsion scopique qui tentait de tout voir avant le langage et la marche: "Cette ouverture qu’on ne reverra plus jamais plus tard dans aucun regard adulte", écrit Laurent Jenny dans un nouvel essai passionnant, "Le Désir de voir".
Gagné dans sa jeunesse par la passion du langage et de la littérature, Laurent Jenny a délaissé les images, a peu fréquenté les musées et ne trouvait guère d’intérêt à la peinture. Jusqu’à la plongée proprement hallucinante dans l’univers de Henri Michaux qui s’ouvrit à ses mondes intérieurs par la mescaline et en ramena des "écritures" graphiques prémonitoires d’un nouvel espace mental.
Peut-être que mon attrait pour le noir et blanc tient à ce qui s’y noue d’indémêlable avec l’écriture.
Contre l’engourdissement de l’œil
Avec le peintre hongrois Alexandre Hollan, l’écrivain a reçu commande pour accompagner de mots les séries au fusain d’un arbre, un chêne vert, dressé comme un personnage dans le paysage mouvant. Tels des signes, ces tracés ont presque l’air de lettres et assurent donc un pont entre le lisible et le visible, l’encre et le crayon, se "sensibilisant" l’un à l’autre. Un dialogue oublié de la modernité mène à penser autrement les formes: les négatifs de la photographie argentique que le fils de Victor Hugo, Charles, pratiqua en exil sur l’île de Jersey en 1853. L’inversion des valeurs lumineuses engendre tout un monde retourné qui ouvre sur un autre regard, la positivité du négatif et les spectres.
Rien d’étonnant, donc, si l’invention de la photographie s’est vue escortée à la fin du XIXe siècle par un imaginaire de fabulations spirites et d’effluves psychiques, soi-disant avéré par de grossières retouches et surimpressions.
Entre évanescence et mémoire
La profusion des images contemporaines, encore accrue par le déferlement numérique et les pratiques pulsionnelles sur smartphone, contribuera-t-elle à effacer de nos mémoires des traces plus pérennes? L’artiste colombien Oscar Muñoz tente depuis quelques années de répondre à cette interrogation en peignant son autoportrait à l’eau sur du béton, figure disparaissant à peine esquissée. Il a aussi récolté des milliers de photos jamais réclamées par des touristes ou composé des sérigraphies à la poussière de charbon, images quasi invisibles. De fait, il témoigne ainsi de la disparition de milliers d’opposants politiques assassinés par les juntes militaires.
Pour Laurent Jenny, ces liens entre regard, image, tableau ou photo offrent non seulement un espace en mouvement mais du temps, "encagé" dans des formes. Le Tintoret, au XVIe siècle, a excellé dans ses narrations picturales en insérant du temps dans les tentures, les drapés, les voiles recouvrant pudiquement une Vénus dénudée, convoitée du regard par un dieu, érotisation de l’œil, jamais seul dans sa capture du réel.
Désarrimer la vue
Contre la fixité du regard, Laurent Jenny, dans sa rêverie très documentée, nous convie à épouser le mouvement d’un tableau. Pierre Bonnard y parvint dans sa série de 1925, "Nu dans la baignoire", en bousculant sciemment la perspective, en laissant flotter les objets dans un espace extensif. Conquête de la peinture contemporaine qui contribue à ce désarrimage en désengourdissant nos regards trop historiés, trop référencés. Ce à quoi, par son expérience propre, parvient superbement Laurent Jenny.
Christian Ciocca/aq
Laurent Jenny, "Le Désir de voir", Ed. L’Atelier contemporain.
Vous aimez lire? Abonnez-vous à QWERTZ et recevez chaque vendredi cette newsletter consacrée à l'actualité du livre préparée par RTS Culture.