Lors de son récent passage à Genève, Laurent Gaudé l’affirmait avec une grande douceur dans la voix: "J’aime considérer l’écriture comme une barque sur laquelle je fais monter un certain nombre d’hommes et de femmes, aperçu.es, croisé.es, entendu.es çà et là".
Depuis son entrée en écriture au début des années 2000, l’auteur a donné vie à d’innombrables personnages dans ses œuvres, multipliant ainsi les expériences littéraires: théâtre, romans, nouvelles, films documentaires, reportages, livrets d’opéra, poésie. Mais pour la première fois, apparaît dans l’un de ses textes un double qui s’exprime à la première personne.
Quand on lui demande si ce livre constitue un tournant dans son œuvre, Laurent Gaudé répond sans hésiter: "Je voulais me raconter un peu plus que je ne l’ai fait jusque-là dans mes livres, sans basculer pour autant dans l’autofiction, une démarche littéraire qui ne m’intéresse pas". Pour ne pas franchir les limites d’un territoire donné, l’auteur a donc apposé à son texte la mention "récit" et non pas "roman".
C’est sur le parvis que j’ai entendu sa voix. Instinctivement, mon corps s’est raidi. J’ai senti que c’était à moi qu’il s’adressait. (…) 'Qui es-tu, toi?... Qui es-tu?'
A la frontière du monde
Le récit commence par une fin de journée d’été dans un Paris grouillant de vie. Sur le parvis de la gare Montparnasse, le narrateur entend une voix l’interpeller. En se retournant, il découvre un homme qui possède tous les attributs du SDF lui demander droit dans les yeux qui il est. Comprenant vite que le marginal se trouve à la frontière du monde réel, le narrateur va mettre ses pas dans ceux de cette ombre venue d’ailleurs. S’ensuit alors une longue nuit dans un Paris vide, habité par tous ceux qui y ont vécu et y sont morts. Parmi eux, le père du narrateur, mort accidentellement sur le pavé de la rue Liancourt.
La rue Liancourt m’attend, avec son nid de souvenirs agglutinés comme les mouches sur une dépouille. Comment l’ombre sait-elle que cette rue fait partie de ma vie? Qu’un peu de moi est mort ici?
Ce personnage irréel qui servira de guide au narrateur pendant sa nuit d’errance ressemble de près à plusieurs entités présentes dans les romans de Laurent Gaudé: à commencer par Onysos le furieux, créature mi-homme mi-dieu qui apparaît dans le premier monologue théâtral écrit par l’auteur il y a vingt ans. Une telle touche de fantastique et d’épique est une constante chez celui qui n’hésite jamais à convier le surnaturel dans ses textes et à faire communiquer le monde des morts avec celui des vivants.
Des fantômes littéraires
Ainsi, s’affranchissant des contraintes du réalisme, l’auteur raconte le périple initiatique de son double littéraire pendant lequel celui-ci croise Victor Hugo, François Villon, Arthur Rimbaud, Antonin Artaud et tant d’autres qui ont construit la légende parisienne. "Paris a envie d’être racontée de partout. Tous les boulevards, toutes les plaques commémoratives se mettent à vibrer pour qu’on les dise, qu’on les évoque", confie Laurent Gaudé.
Mais, lorsqu’on s’enfonce dans la nuit des morts, on risque de ne pas en revenir. Ainsi, mu par une formidable pulsion de vie, le narrateur reviendra à la lumière pour y célébrer les beautés de l’existence. "Paris, mille vies" se conclut par une citation de Charles Ferdinand Ramuz: "C’est à cause que tout doit finir que tout est si beau". Un emprunt à l’écrivain vaudois comme une profession de foi…
Jean-Marie Félix/mh
Laurent Gaudé, "Paris, mille vies", Ed. Actes Sud
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