C'est l'histoire d'une image manquante. Et du gouffre dans lequel ce manque abîme une âme sensible. Privée de père dès l'âge de 15 mois, la narratrice de "Saturne" ne peut l'aimer que par fragments, par les récits parcellaires de ses proches et le miroir déformant des photographies élimées. Pas suffisant, de toute évidence, pour trouver sa place au sein d'un roman familial pastichant la plus glamour des success-stories.
Au fil de ses premiers récits, Sarah Chiche, psychanalyste et écrivaine, évoquait déjà cet empire médical sur lequel son grand-père paternel, puis son oncle Armand, régnaient en conquérants. Son père, lui, n'était pas fait de ce bois-là. Harry le cadet, loin des cliniques et des voitures de sport, se rêvait une autre famille: celle des poètes saturniens, des icônes de cinéma, des "vulnérables et des endeuillés" à qui "Saturne" est dédié.
Les tourments d'une absence
Alors aux deux héritiers de la mythologie familiale, Castor et Pollux d'une "Olympe de pacotille', Sarah Chiche adjoint une autre dualité: celle qu'elle recompose avec son père, comme les deux faces d’une même médaille. Le livre s’échafaude ainsi en deux parties siamoises. La première, consacrée au père, reconstitue la vie de celui qu'elle n'a pas connu, ce jeune homme "maigre et anguleux", l'esprit dans les livres et les yeux dans les étoiles, sa grande passion.
La seconde, boutée par des deuils successifs, raconte la dépression profonde dans laquelle la narratrice se consume, sauvée du néant par l'apparition miraculeuse d'une bobine de Super-8 lui donnant à voir enfin l'image vivante de son père.
L'histoire de la famille de ma mère, je l'ai déjà racontée, ailleurs. Mais j'ai caché le coeur de ce qui m'a faite. Depuis l'enfance, je réponds à ce panneau muet, cette ardoise brandie par mon père sur son lit de mort, ce geste ultime d'écriture. J'y réponds par l'écriture.
Entre les deux, la promesse, longtemps différée, d'écrire la vie de ce père et les tourments que son absence a précipités. De répondre, par l'écriture, aux derniers mots du jeune homme, emporté par un cancer à 34 ans et qui aurait griffonné sur une ardoise au bord de son lit d'hôpital, "Ma femme, ma fille".
Des références multiples
Intime et douloureux, le récit pourrait, en des mains moins habiles, aller grossir la pile des autofictions revanchardes dont la littérature contemporaine est lestée. Mais Sarah Chiche, fidèle à ce père épris de culture et d'horizons lointains, brode le récit personnel dans une trame plus ample, qui emprunte à la peinture baroque, au roman gothique ou au cinéma du Nouvel Hollywood ses images éloquentes. Tandis que l'histoire du XXe siècle, de la guerre d'Algérie à l'été caniculaire de 1976, s'infiltre par éclairs dans cette oeuvre au noir aux charmes puissants.
Plus qu'un roman familial, un monde, une planète en vérité: "Saturne est aussi l'autre nom du lieu de l'écriture - le seul lieu où je puisse habiter".
Nicolas Julliard/ld
Sarah Chiche, "Saturne", Editions du Seuil.
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