"J'écoute beaucoup la radio et je suis une fétichiste des voix", confesse Carla Demierre à propos de son précédent ouvrage "Autoradio" (Éditions Héros-Limite, 2019). L'autrice entend bien récidiver dans "Qui est là?" en mettant en scène et en sons des situations insolites ou des dons paranormaux comme la voyance.
Fascinée par les machines parlantes (phonographe Edison, bande magnétique, dictaphone, etc.), Carla Demierre s'amuse à transcender des narrations où les protagonistes échappent à la banalité par des présences étranges, des voix venues d'ailleurs dont ils sont les cueilleurs malgré eux, la plupart du temps.
Ce livre est aussi une modeste collection d'oreilles tendues vers l'invisible.
Faire parler les morts
En commençant par restituer les expériences de Friedrich Jürgenson, compositeur et peintre suédois, en 1959 sur la bande magnétique de son enregistreur portable, l'autrice suggère que des voix d'outre-tombe pourraient se fixer sur des supports matériels, comme le Suédois le crut aussi en ouvrant tout un champ de recherches sur le paranormal et plus tard la musique acousmatique.
Smith trouvait qu'elle valait mieux qu'un portrait aux yeux révulsés avec un phylactère filandreux qui vous sort de la bouche comme la sève brute d'une plante.
Le récit le plus fouillé du recueil nous replonge dans la Genève du tournant du 20e siècle en pleine séance spirite. La médium Hélène Smith y devint célèbre grâce au psychologue Théodor Flournoy. Quelle archive posséderions-nous si le savant avait recueilli sur un phonographe ses transes en langue "martienne"? Chercheuse d'inconscient elle-même, Smith n'en fut pas moins instrumentalisée par le scientifique. En pleine ère industrielle, cet artisanat spirite fut bientôt dépassé par la fabrication de plus en plus sophistiquée d'enregistreurs et l'essor des médias électroniques, autre forme de domination occidentale.
Voix des défunts ou de radio?
Si Edison, l'inventeur du phonographe en 1877, pensait aussi enregistrer sur des rouleaux la voix des morts sur son Nécrophone, la prosopopée occupe la plupart des micro-récits de Carla Demierre. Cette figure rhétorique qui permet de faire parler les défunts et les allégories s'avère un très ancien ressort dramaturgique et entraîne les dialogues dans l'improbable et la profondeur mémorielle. Car ces présences spectrales bégayent plus qu'elles ne communiquent, se répètent et divaguent sans jamais se "fixer". Plusieurs tentatives techniques ont essayé de capter ces voix immatérielles dans la bande passante des télécommunications.
Dépossession technologique
Attentive aux matériaux du quotidien dont elle s'inspire (article de journal, chanson, conversation), Carla Demierre instille dans ses récits une distanciation ironique, donnant à entendre, au propre comme au figuré, la dépossession de l'ancrage corporel des voix par les machines parlantes, telle cette borne auditive nommée Alexa bizutée par ses maîtres.
A l'illusion d'un conservatoire vocal de l'au-delà, elle s'interroge plutôt sur notre obsession des traces et leur oubli immédiat dans la multitude des sollicitations. Sa revendication du fragment, ses mises en écriture sonore en disent finalement long sur les impasses de nos désirs face aux prothèses techniques, et notre difficulté à communiquer… tant avec les vivants qu'avec les morts, sans porter de jugement.
Christian Ciocca/ld
Carla Demierre, "Qui est là?", collection ShushLarry, Art&Fiction, 2020.
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