En dépassant les slogans, drapeaux, graffitis, calicots et chants revendicatifs, les manifestant.e.s d'aujourd'hui entendent se rassembler autour de signes symboliques contre les forces étatiques, souvent lourdement équipées: Gilets Jaunes, militants écologistes couverts de cendres, milliers de chaussures rouges déposées dans les rues de Mexico pour dénoncer les féminicides, nudité désarmante d'activistes solitaires ou de corps entassés en silence.
On se souvient aussi des œillets rouges de la Révolution portugaise en 1974 ou des parapluies déployés dans les rues de Hong Kong en 2014. Ce sont autant "de révolutions de couleurs" qui démontrent plus qu'elles ne disent, mais avivent des luttes plus ou moins pacifiques à travers le monde.
La Liberté guidant le peuple
Si l'art, comme l'observaient Adorno, Marcuse ou Debord, a perdu depuis longtemps sa force subversive pour flirter avec la marchandise et l'institutionnel, peut-on avec Martine Bouchier croire en l'émergence d'une esthétique "nonchalante" dans les formes inventives des luttes sociales? Car les idéaux de justice, de vérité et d'égalité méritent une reconnaissance au même titre que des manifestations esthétiques, sans art et sans beauté en tant que tels. A cet égard, les artistes engagés socialement ou politiquement apparaissent "en personne" et non plus par le truchement de leurs œuvres, comme Eugène Delacroix pouvait encore le faire lors des Trois Glorieuses de la Révolution de 1830 à Paris en peignant l'allégorie de "La Liberté guidant le peuple".
Dans ce registre parfois ambigu, on relèvera l'opportunisme de l'artiste chinois Ai Wei Wei qui accroît sa notoriété en surfant sur la cause des migrants, sans parler des grandes marques qui détournent les mots d'ordre de la contestation, "Tous unis contre la vie chère" de l'enseigne française des magasins Intermarché, par exemple.
Les mots d'ordre inscrits sur les bannières des défilés affichent une esthétique de combat sous le regard de devises visibles aux frontons des bâtiments officiels qui ponctuent la ville.
Dans la médiatisation du monde
Depuis le sommet altermondialiste de Seattle aux États-Unis en 1999, les luttes ont changé d'encadrement en revendiquant des actions plus ludiques, insolites où l'humour le dispute à la mouvance libertaire, moins hiérarchisée qu'autrefois. Si le renversement de l'ordre social par la voie révolutionnaire n'est plus prioritaire, s'affirment d'autres modes d'action au cours desquels les individus acceptent une concordance éphémère en signature collective.
Les actions créatives servent à redéfinir les positions dans un rapport de forces, à prendre place dans le partage de pouvoir et, si la violence prend le pas, à induire des changements.
Face au quadrillage social et politique depuis le 19e siècle, naissent de nouvelles sensibilités qui ne s'inscrivent plus ou manifestent moins leurs slogans dans une confrontation symétrique et mimétique aux pouvoirs en place. Un violoniste au Venezuela, un activiste nu symbolisant la violence subie se dresse dans une esthétique volontairement démunie, mais relayée désormais sur les réseaux sociaux, ce qui change leur réception et augmente la viralité des messages.
Pourtant, une ambiguïté subsiste, car peut-on parler d'une bonne ou mauvaise esthétisation des combats quand les forces armées, costumées en guerriers Ninja comme sortis d'un film de science-fiction, se parent des habits neufs de la violence étatique? Champ de tension, de beauté contradictoire et d'inventivité qui fait de l'artivisme une mouvance en marche vers sa conquête de visibilité. Sans oublier les dispositifs sonores, batteries de casseroles, chansons détournées, qui hurlent en chœur la volonté collective de ne pas subir le joug de la marchandisation du monde. Avec plus ou moins de succès.
Christian Ciocca/ld
Martine Bouchier et Dominique Dehais [sous la direction de], "Art et esthétique des luttes, Scènes de la contestation contemporaine", MétisPresses, 2020.
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